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qui se plaignent sans cesse de leur souverain, comme pour ceux qui regrettent la perte de la liberté politique. Ces épigrammes prouvent au moins que chez lui les regrets de cette espèce n’étaient pas bien vifs !

De tout cela, que conclure ? Évidemment Sénèque n’est pas un partisan de la tyrannie ; mais, Dieu merci ! on peut distinguer entre l’essence d’un gouvernement et les abus de ceux en qui il s’incarne quelquefois. Cette distinction, rien n’indique que Sénèque ne l’ait pas faite ; rien n’indique qu’il ait ressenti une préférence, même théorique, pour l’ancienne constitution républicaine ; allons plus loin : rien n’indique qu’il ait souhaité de voir limiter ou tempérer le pouvoir impérial, de voir le Sénat recevoir plus d’autorité ou les magistrats prendre plus d’indépendance ; qu’il ait, en un mot, désiré la moindre modification constitutionnelle. Et ceci n’est pas sans intérêt. Car plus tard, on le sait, étant précepteur et inspirateur de Néron, il écrira, dans le traité De la Clémence, une apologie enthousiaste de la monarchie. Si jadis il n’en avait été qu’un sujet médiocrement convaincu et docile à contre-cœur, on pourrait le ranger dans la classe si nombreuse de ceux qui règlent leurs opinions politiques sur leur situation personnelle. Ce que nous venons de voir montre qu’il n’en est rien. Pour devenir ministre d’un empereur, il n’a eu à faire l’abandon d’aucun de ses principes, n’ayant jamais été ni républicain, ni même réformiste, mais toujours monarchiste pur.

Ses idées ne le gênaient donc nullement pour la tâche qu’il allait entreprendre : dans quelle mesure son caractère propre, — chose plus importante encore que les idées chez un homme d’État, — l’y prédisposait-il ? Il y avait en lui, semble-t-il, des qualités très précieuses pour un chef de gouvernement, et, à côté, des tendances un peu inquiétantes. S’il est vrai qu’on ne peut diriger les hommes qu’à la condition de bien les connaître, si la politique, comme on la dit, n’est que « de la psychologie appliquée, » Sénèque était assez fin moraliste pour devoir être un bon ministre. Ses premiers ouvrages, le traité De la Colère ou la Consolation à Marcia, témoignent déjà d’une expérience de l’âme humaine, qui devait aller en s’enrichissant, comme il est naturel, jusqu’à sa vieillesse, mais qui était déjà très précise et très sûre. Quand il s’adresse à Marcia, cette grande dame qui mettait à pleurer son fils une sorte de douleur fastueuse, avec