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faux que de se le représenter étroitement renfermé dans sa « spécialité » de philosophe. Moraliste et savant, homme de lettres, homme politique, homme du monde, il avait tenu à être tout cela à la fois, et, jusqu’à son exil, y avait réussi à souhait.

C’est cette variété, cette complexité de mérites qui l’avait rendu célèbre, — de même que les malheurs qui fondirent ensuite sur lui le rendirent sympathique. Là sont, à n’en pas douter, les raisons qui dictèrent le choix d’Agrippine. Peut-être avait-elle connu Sénèque dans l’entourage de Livilla, dont elle était précisément la sœur ; peut-être se rappelait-elle qu’il avait été l’ami de l’un de ses maris, Passienus Crispus, — encore que ses souvenirs conjugaux dussent avoir sur elle assez peu de prise ! — Mais surtout elle tenait à réagir contre ce qu’avait fait la précédente impératrice, Messaline, à mettre au premier rang ceux que celle-ci avait poursuivis de sa haine. Elle tenait aussi à donner comme précepteur à son fils un lettré dont la réputation fût éclatante, afin de bénéficier elle-même de cette popularité. Assez indifférente aux qualités réelles de Sénèque, sinon incapable de les apprécier, elle le prit parce qu’elle pensa que cela ferait bon effet sur ses nouveaux sujets encore indécis. Son choix fut une des ruses par lesquelles son insatiable ambition essaya de se concilier la complicité de l’opinion publique.

Que valait ce choix en lui-même ? qu’était Sénèque, non plus selon le jugement de l’époque, mais dans la réalité ? et, en particulier, puisqu’il allait bientôt participer au gouvernement, quelles étaient alors ses tendances en politique ? C’est une question assez difficile à résoudre. Il faut, naturellement, écarter les ouvrages qui ne furent composés que plus tard, tels que les traités De la Clémence, Du Repos, ou les Lettres à Lucilius. Parmi les autres, il en est dont la date est incertaine ; et ceux qui restent enfin ne nous apportent pas de renseignemens bien précis. Si nous nous en rapportions à ce que dit M. Waltz dans les chapitres où il a raconté l’adolescence et la jeunesse de Sénèque, ses conclusions pourraient se formuler à peu près ainsi : Sénèque aurait été élevé par son père dans des principes républicains ; puis, dans l’enseignement des stoïciens, il aurait puisé, au contraire, des idées monarchiques ; le spectacle des cruautés de Tibère et de Caligula l’aurait dégoûté de la monarchie, au moins telle qu’elle existait alors ; mais l’échec de la