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Une lettre d’avis du conseiller d’État Gavé ne tarde pas beaucoup (la notification est du mois de décembre) à informer Alfred de Vigny que la pension, allouée à M. Brizeux, le 1er juillet 1843, lui sera continuée « pour trois années, à partir du 1er janvier 1847. »

Cette pension de 1 200 francs, du ministère de l’Intérieur, s’ajoutait à une subvention annuelle de 1 200 francs, que le même Alfred de Vigny avait déjà fait attribuer, en 1839, à Auguste Brizeux, par le ministre Villemain, sur les fonds de l’Instruction publique. Voici comment la négociation avait été conduite.

Au début de juillet de l’année 1839, Vigny recevait de Villemain une invitation à déjeuner. Il y répondait, à la date du 4 juillet, par un joli billet, dont la copie autographe s’est conservée :


Je voudrais bien vous aller remercier, monsieur, de votre aimable invitation, avant que le moment de m’y rendre ne fût venu.

Après avoir passé six mois en Angleterre avec le désir de revenir en causer avec vous qui la connaissez si bien, il est vraiment cruel de vous trouver ministre en arrivant à Paris. Je serai sûrement le seul à m’en plaindre, mais enfin je m’en plaindrai à coup sûr, s’il est vrai que vous n’ayez pas le temps d’une conversation inutile, celle que j’apprécie le plus. — Donnez-moi, je vous prie, un quart d’heure d’entretien demain ou après, le matin, pour que j’aille vous dire, sans témoins de ma honte, que j’ai perdu ma gageure avec vous. Je vous avais recommandé un jeune poète[1], vous l’avez placé et il n’a rien fait de bien. Ce n’est pas ma faute et je m’engage à ne plus jurer de l’avenir de personne, mais je ne réponds pas de me taire sur ceux dont les talens sont incontestables et déjà célèbres.

J’ai toujours cru à votre ancienne amitié pour moi. Je suis bien touché de voir que vous n’avez pas oublié la mienne.

Recevez-en mille fois l’expression.

A. DE V.


Le 7 juillet, Villemain fixait à Vigny, qui s’était inutilement présenté au ministère, un rendez-vous pour le lendemain lundi, à 10 heures : « Je serai tout à votre disposition, et bien flatté d’avoir le plaisir de vous revoir, avant le jour où j’espère que vous ne nous oublierez pas. »

  1. Emile Péhant, recommandé par Vigny à Villemain, et par Villemain à Salvandy, qui le nomma, en 1835, professeur de rhétorique au collège de Vienne. En 1838, après avoir professé à Vienne et à Tarascon, celui qu’Alfred de Vigny se flattait d’avoir « sauvé, » donnait sa démission et s’en revenait battre le pavé à Paris. Il s’en fatigua, rentra à Nantes, y devint secrétaire de mairie, s’y maria, et rima, sans se lasser, « comme un forçat, » dit-il lui-même, des chroniques historiques en vers, qu’il appelait « chansons de geste. »