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a confisqué leurs biens. Leur opposition au régime établi en France par le coup d’Etat de 1851 tient cependant à une autre cause qu’à une irritation personnelle. Pendant les dix-huit années du gouvernement de Juillet, ils ont vécu sous un régime de libre discussion auquel ils restent attachés, comme un fidèle à sa foi. La suppression de la liberté de la presse, le grand silence de la pensée qui règne sur leur pays les remplissent de mélancolie. Ils ne peuvent s’accoutumer à l’idée que sur la tête de tout écrivain ou de tout organe indépendant une menace reste indéfiniment suspendue.

Dans les coulisses du Journal des Débats et de la Revue des Deux Mondes, Cuvillier-Fleury voit de près les appréhensions des directeurs. Sacy redoute toujours la visite d’un délégué du ministre de l’Intérieur et l’arrêt de mort qui s’appelle l’avertissement. Très sincèrement, Buloz, averti qu’il déplaisait au pouvoir, a songé plus d’une fois à se transporter en Suisse pour conserver son indépendance. Le maître et l’élève professent tous deux la doctrine du plus pur libéralisme. Ils sont libéraux comme l’était en général la bourgeoisie française avant et après 1830. Ils voudraient voir revenir un gouvernement représentatif contrôlé par les Chambres, ils en sont restés à l’idéal anglais, ils ne se posent pas comme Tocqueville le problème angoissant de la démocratie, ils lui reprochent même à cet égard un peu de pessimisme ; mais ils croient avec lui qu’il n’y a rien de plus dangereux pour un peuple que la passion de l’égalité sans le contrepoids de la liberté. Tous les hommes sont égaux aussi bien sous la tyrannie d’une assemblée que sous la main d’un maître. Est-ce là le régime auquel doit aspirer une grande nation ? Ce que les esprits élevés doivent souhaiter pour leur pays, ce sont les mœurs des pays libres, la notion de la liberté assez ancrée dans l’âme de chacun pour que personne, excepté les malfaiteurs, n’éprouve même la tentation de toucher au droit du voisin. Cette leçon de politique ressort presque à chaque page de la correspondance du Duc d’Aumale et de Cuvillier-Fleury. Elle n’y est pas exprimée sous une forme dogmatique. Elle apparaît néanmoins à chaque détour du chemin comme la conséquence inévitable de leur loyauté foncière et de leur attachement au bien public.


A. Mézières.