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moi. » Le gouvernement ayant mis le séquestre sur ses biens par une mesure d’exception, il se résigne. « Vous connaissez mes goûts simples, dit-il à Cuvillier-Fleury… J’étais peut-être fait plus que bien d’autres pour vivre dans une république. Ma femme pense comme moi ; elle raccommode mon linge et mes habits, elle élève notre enfant, et elle se trouve très heureuse. » Une âme vaillante, comme la sienne, peut accepter les privations. Ce qu’elle n’accepte pas, c’est l’injustice. Le décret qui interdit le territoire français aux membres de la famille d’Orléans arrache à tous les princes un cri de douleur. Quelle ironie ! Les portes de la France se ferment pour ceux qui se sont toujours inclinés devant la volonté nationale, tandis qu’elles s’ouvrent pour celui qui a essayé deux fois de lui faire violence, à Strasbourg et à Boulogne.

Que faire sur la terre d’exil sans occupation déterminée ? Par quoi remplacer le long entraînement de la vie militaire ? Heureusement, le Duc d’Aumale ne s’était jamais laissé absorber par l’exercice de l’activité physique. Au milieu des plus rudes campagnes, son esprit restait en éveil ; il emportait avec lui ses auteurs favoris, il en lisait des fragmens au bivouac et sous la tente. Cette activité intellectuelle allait être sa consolation pendant les premières années de son séjour en Angleterre. Peu à peu se développe un goût déjà ancien chez lui, mais que fortifient quelques heureuses occasions trouvées à Londres, celui des beaux et vieux livres. Il commence très modestement. Au début, lorsqu’il ne touche encore presque rien de ses revenus, il entre chez les libraires, il regarde, il marchande, el, n’étant pas en fonds, il se contente la plupart du temps d’emporter le catalogue. Puis, dès que ses ressources augmentent, il se met en campagne, il s’enquiert des grandes bibliothèques anglaises qui sont à vendre et il achète successivement des pièces précieuses qui seront un jour l’ornement de Chantilly. Ceux qui visitent la bibliothèque du musée Condé se doutent-ils que si beaucoup de ces livres rares, de ces beaux manuscrits, viennent de France achetés par intermédiaire, beaucoup d’autres aussi ont été acquis petit à petit en Angleterre et revêtus par les soins du prince d’une reliure appropriée au caractère de chaque ouvrage ? Lorsque le Duc d’Aumale les offrit à la France en 1880, il nous offrait une partie de lui-même, le résultat de ses recherches persévérantes chez lus libraires et dans les grandes