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consacrer, non pour l’abolir. Dans l’inspiration moderne palpite en quelque sorte le souffle de tous les âges, de toutes les âmes rassemblées. Ainsi composée, ainsi construite, l’œuvre de M. Pedrell a déjà l’air classique ; rien n’y trahit l’influence de la mode, le caprice d’un goût éphémère, et ce passé même qui survit en elle est pour elle un gage d’avenir.

On a vu précédemment le musicien, dans la préface du poème, signaler comme une des plus grandes beautés, la plus grande peut-être, de la composition de Rojas, le caractère sculptural du langage, étonnamment favorable à la magnifique exaltation de la poésie par la musique, du verbe par le son. Mais il est difficile d’imaginer, sans connaître la partition, le profit, non moins étonnant, que M. Pedrell a tiré de cette faveur ; comment, de combien de manières, en combien de rencontres, il a su non seulement appliquer, mais ajouter la musique à la parole et multiplier au dedans, autour de cette dernière, par le contact avec l’autre, la force, la lumière, la flamme de la vérité et de la vie. Dans la Celestina, l’union ou plutôt l’unité, l’identité de la musique et de la parole est admirable. Elle l’est d’autant plus, que presque toujours ici la parole à mettre en musique était prose, et prose de grand écrivain, par-là capable peut-être de servir, de porter la musique, peut-être aussi de peser sur elle et de l’écraser. Mais non, l’œuvre de « magnifique exaltation » que M. Pedrell avait prévue s’est partout accomplie.

Et quelquefois si aisément, j’allais dire à si bon compte, au moyen de si peu de notes, ajoutant à si peu de mots tant de grandeur et de beauté ! Du haut de l’échelle fatale, vient de tomber Caliste. Son petit page a relevé son corps inanimé, puis, appelant Lucrèce, la suivante de Mélibée : « Mon seigneur est mort. Dis-le à sa triste amie. Diselo a su triste arniga. » Et la sonorité des syllabes espagnoles, l’intonation brisée, puis traînée de la phrase musicale, l’harmonie déchirante, enfin le rythme funèbre, enferme en cinq mesures, comme dans un raccourci verbal et sonore, l’immensité de la douleur. Quelques pages après, voici la même puissance avec encore plus de brièveté. Mélibée, atteignant le sommet de la funeste tour, se penche et s’écrie : « Comme c’est haut ici ! Muy alto es esto ! » Rien de plus, et cette fois il suffit de deux notes, mais séparées, déchirées brusquement par un large intervalle, pour mesurer, en même temps que la profondeur de l’abîme, l’horreur instinctive de la chute et de la mort.

Autant que dans les péripéties et les crises du drame, j’admire l’appropriation de cette musique à la parole dans la suite ou le courant