Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/157

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

état-major, à la suite duquel marchait le gouverneur, suivi de la foule du peuple. » Puis il faut mettre des gardes auprès de la fosse de Virginie pour on écarter quelques filles de pauvres habitans qui voulaient s’y jeter à toute force, disant qu’elles n’avaient plus de consolation à espérer dans le monde, et qu’il ne leur restait qu’à mourir avec celle qui était leur unique bienfaitrice. Virginie est absente de l’Ile de France depuis bientôt quatre ans ; comment ces jeunes filles ont-elles trouvé le secret de vivre pendant tout ce temps ? Mais que dis-je ?… la perte d’un objet aimable, s’écrie Bernardin, intéresse toutes les nations. Pour assister aux funérailles de cette jeune inconnue, accourent de toutes parts des négresses de Madagascar, des Cafres de Mozambique, des Indiennes du Bengale et de la côte du Malabar. Dans la plaine on n’entend que des soupirs et des sanglots ; le désespoir s’empare de toute l’Ile de France. Les vaisseaux ont leurs vergues croisées, leurs pavillons en berne, ils tirent du canon par longs intervalles. Des grenadiers, qui ouvrent la marche du convoi, portent leurs fusils baissés, leurs tambours, couverts de crêpes, ne font entendre que des sons lugubres, et on voit l’abattement peint dans les traits de ces guerriers, qui avaient tant de fois affronté la mort dans les combats…

Et si vraiment toutes les nations, les nègres, les Cafres, les Indiennes et les grenadiers eux-mêmes, ont le cœur si sensible, pourquoi nous dire tant de mal de l’humanité ? Pourquoi nous parler de la solitude comme de la source unique du bonheur ? Pourquoi nous représenter les hommes acharnés à persécuter leurs bienfaiteurs ? Pourquoi nous les peindre, par une expression magnifique, comme enivrés de leurs propres misères, en proie à leurs passions et portés à mépriser ou à haïr le sage qui ne consent pas à courir après leur malheureux bonheur ?

C’est que Bernardin de Saint-Pierre peignait tour à tour les hommes comme il les voyait et comme il les désirait ; et que, préoccupé d’enseigner, plus que de raconter, il a voulu donner les grenadiers de l’Ile de France en exemple aux nations. Mais l’affliction de ces grenadiers me gâte mon émotion, elle me dispense de pleurer sur Virginie, je crains de ne pouvoir égaler les délicatesses et les effusions de leur sensibilité… Oui, si en lisant le récit des funérailles de Virginie, j’ai les yeux secs, il en faut accuser les larmes des grenadiers. Les funérailles de l’innocence malheureuse me laissent froid… et cependant, ô mystère du