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raison. Virginie, effrayée, lui dit : « O mon ami ! j’atteste les plaisirs de notre premier âge, les maux, les miens, et tout ce qui doit lier à jamais deux infortunés, si je reste, de ne vivre que pour toi, si je pars, de revenir un jour pour être à toi. Je vous prends à témoin, vous tous qui avez élevé mon enfance, qui disposez de ma vie, et qui voyez mes larmes. Je le jure par ce ciel qui m’entend, par cette mer que je dois traverser, par l’air que je respire et que je n’ai jamais souillé du mensonge. »

« Comme le soleil fond et précipite un rocher de glace du sommet des Apennins, ainsi tomba la colère impétueuse de ce jeune homme à la voix de l’objet aimé. Sa tête altière était baissée, et un torrent de pleurs coulait de ses yeux. »

N’est-on pas frappé de ce qu’il y a de factice dans ce style ? Chacun de ces discours est plein de ressouvenirs. Tantôt c’est Homère, tantôt la Pastorale de Longus, tantôt le Cantique des Cantiques, tantôt je ne sais quelle poésie de madrigal qui sent le musc. Ah ! dirai-je à ces deux aimables enfans, votre langage enchante. Il est si doux ! Il chante si bien à l’oreille, mais cependant il nous arrive, en vous écoutant, d’entendre le petit bruit sec d’un rouage qui se déroule et de découvrir que vos mélodies délicieuses sont dues à une jolie machine fabriquée par un ouvrier très habile.

Et au surplus, cette incohérence du style de Paul et Virginie se retrouve dans le fond même de la composition. Qu’est-ce après tout que ce roman ? Une idylle. Mais qu’est-ce qu’une idylle où la passion parle par intervalles le langage de la tragédie et marche sur des échasses ? Une idylle entremêlée de dissertations sur l’ambition des rois, sur les fureurs des tyrans, sur les vertus patriotiques des Grecs et des Romains, sur la vertu condamnée à rester en France éternellement plébéienne sur la sainte égalité, et que sais-je encore ?

Mais Bernardin de Saint-Pierre eût peut-être répondu que Paul et Virginie n’est pas une idylle, mais un grand roman enfermé dans un cadre idyllique. Nous rappellerons alors ce qui lui arriva un jour qu’il se promenait dans le voisinage de l’abbaye de la Trappe. On était au mois de mai, le temps était charmant, une paysanne vint à passer, et Bernardin lui dit : « Voilà une délicieuse saison, ma bonne femme. Que ces pommiers en fleurs sont beaux ! Comme ces oiseaux chantent bien !