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que celle qui vous aime ? Comment vivrez-vous sans les caresses de votre more, auxquelles vous êtes si accoutumée ?… Que deviendra la mienne, qui vous chérit autant qu’elle !… Cruelle ! je ne vous parle point de moi. Mais que deviendrai-je moi-même quand, le matin, je ne vous verrai plus avec nous, et que la nuit viendra sans nous réunir ? Quand j’apercevrai ces deux palmiers plantés à notre naissance, et si longtemps témoins de notre amitié mutuelle ? Ah ! puisqu’un nouveau sort te touche, que tu cherches d’autres pays que ton pays natal, d’autres biens que ceux de mes travaux, laisse-moi t’accompagner sur le vaisseau où tu pars. Je te rassurerai dans les tempêtes, qui te donnent tant d’effroi sur la terre. Je reposerai ta tête sur mon sein, je réchaufferai ton cœur contre mon cœur ; et en France, où tu vas chercher de la fortune et de la grandeur, je te servirai comme ton esclave. Heureux de ton seul bonheur, dans ces hôtels où je te verrai servie et adorée, je serai encore assez riche et assez noble pour te faire le plus grand des sacrifices, en mourant à tes pieds. »

« Les sanglots étouffèrent sa voix, et nous entendîmes Virginie qui lui disait ces mots entrecoupés de soupirs : — C’est pour toi que je pars… Est-il une fortune digne de ton amitié ?… Ah ! s’il m’était encore possible de me donner un frère, en choisirais-je un autre que toi ? O Paul ! ô Paul ! tu m’es beaucoup plus cher qu’un frère ! Combien m’en a-t-il coûté pour te repousser loin de moi ! Je voulais que tu m’aidasses à me séparer de moi-même jusqu’à ce que le ciel pût bénir notre union. Maintenant je reste, je pars, je vis, je meurs : fais de moi ce que tu veux. Fille sans vertu ! j’ai pu résister à tes caresses, et je ne puis soutenir ta douleur ! »

« À ces mots, Paul la saisit dans ses bras, et, la tenant étroitement serrée, il s’écria d’une voix terrible : « Je pars avec elle ! rien ne pourra m’en détacher ! » Nous courûmes à lui. Mme de La Tour lui dit : « Mon fils, si vous nous quittez, qu’allons-nous devenir ? » Il répéta en tremblant ces mots : « Mon fils, mon fils… Vous ma mère ! lui dit-il, vous qui séparez le frère d’avec la sœur !… Mère barbare ! femme sans pitié ! Puisse cet Océan où vous l’exposez ne jamais vous la rendre ! Puissent ces flots vous rapporter mon corps et, le roulant avec le sien parmi les cailloux de ces rivages, vous donner par la perte de vos deux enfans un sujet éternel de douleur ! .. » Le désespoir lui ôtait la