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Du reste Bernardin est un imitateur qui a son originalité. C’est un cœur sensible et un disciple de Jean-Jacques qui a passé l’équateur, — l’équateur du globe terrestre et l’équateur du bon sens ; — Paul et Virginie est un roman dont la scène se passe près du tropique du Capricorne, et ce roman est aussi une utopie sociale qui ne peut se réaliser que par-delà l’équateur du bon sens. Je m’occuperai d’abord du roman, ensuite de l’utopie.

Bernardin de Saint-Pierre veut peindre un monde enchanté, le monde de l’âge d’or. Il faut qu’il l’éloigne le plus possible de Paris, qu’il le place dans le sein de la nature luxuriante qui convient à un Éden. Il choisit à cet effet l’Ile de France qu’il avait visitée dans l’un de ses voyages ; et le premier en France, il décrit cette nature tropicale avec ses enchantemens et ses terreurs, avec sa lumière éclatante, avec ses mornes, ses ravines, ses avenues de bambous, ses pitons escarpés qui attirent les nuages, ses palmiers murmurans dont les longues flèches sont toujours balancées par les vents, ses rochers où pendent des lianes semblables à des draperies flottantes qui y forment des courtines de verdure, ses oiseaux vêtus d’or ou de pourpre, les bengalis au doux ramage, les cardinaux au plumage couleur de feu, les perruches rouges comme des rubis ; et puis les flots du large se brisant au pied des falaises, ou précipitant sur la grève leurs volutes écumeuses et mugissantes.

Tout ce monde, ses teintes, ses parfums, ses murmures, ses bruits, tout cela est rendu par le pinceau de Bernardin avec une vérité que Humboldt a constatée et vantée. C’était enrichir la palette de la poésie française de couleurs nouvelles. Rousseau avait décrit les paysages de la zone tempérée, paysages sobres, éclairés par une lumière qui n’a rien d’éclatant ; et dans les descriptions de Rousseau, ce qui domine, c’est la fermeté du dessin, l’exactitude du trait, sans compter que chez lui le paysage est toujours subordonné à l’action ; l’âme y trouve un cadre pour ses émotions, ou un symbole de ses pensées et de ses passions, ou une source jaillissante de sentimens et de rêveries. Bernardin décrit pour décrire ; il est intarissable, les contours succèdent aux contours, les couleurs aux couleurs ; et, tout en rendant justice à la richesse de cette imagination colorée, parfois l’éblouissement nous prend. Comparez la manière des deux peintres peignant des effets de lumière : « Nos repas étaient