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Necker, qui, en sa qualité d’étranger, fut mieux placé que personne pour observer la physionomie de cette société, est curieux à consulter dans la description qu’il en fait en 1786. Il y a, dit-il, un moment de conflit pour les amours-propres ; c’est lorsqu’il faut passer du salon dans la salle à manger. « Les hommes ne donnent plus la main aux femmes, comme ils le faisaient autrefois ; cet usage a probablement changé, à mesure que le système des vanités s’est plus subtilisé ; il a fallu alors mettre les hommes hors de la question, parce qu’ils introduisent inévitablement du positif dans les affaires. Voilà donc les femmes qui, toutes ensemble, s’approchent de la porte de la salle à manger. On dirait à leur air délibéré qu’aucune idée de rivalité n’entre dans leur esprit, et peut-être que dans ce moment-là c’est leur seule occupation. Quelques-unes, en feignant une distraction absolue, sont les premières à la porte du salon, et là, s’apercevant tout à coup qu’elles ne sont pas encore suivies, elles font des cris d’étonnement sur leur préoccupation, ou elles rient aux éclats. Elles se retirent en même temps un peu en arrière, et on leur dit : Allons, mesdames, passez ; et celles qui parlent ainsi ont repris leur avantage ; car, passez est une sorte de permission. La supériorité est bien plus marquée, quand on dit : Passez donc, mesdames, vous êtes près de la porte ; car la permission, pour être motivée, ne met pas plus à l’aise. On se venge en disant : Venez donc, madame la maréchale, personne ne passera devant vous. Madame la maréchale cède à l’invitation, et passe la première. Les autres suivent alors ; mais quelques dames sont restées en arrière, elles ont mieux aimé que le petit conflit se terminât sans elles, elles ont craint plus que d’autres le jeu de l’amour-propre, elles se croyaient de moins belles cartes. L’une a laissé tomber son éventail, pour avoir l’occasion de retourner en arrière, l’autre a pris le bras d’un homme et a ralenti sa marche en lui parlant, et une autre enfin s’est arrêtée devant une glace pour raccommoder une boucle de ses cheveux. Enfin, dans cette petite scène, chacun joue son rôle avec beaucoup de soin… »

Cependant cette société, au milieu des douceurs de sa vie, est atteinte et rongée, par momens du moins, d’un secret ennui, comme il arrive aux époques où l’on pense et où l’on parle beaucoup, et où les occasions d’agir sont rares. Telle avait été pour la France la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les grands