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Par là on est amené à croire que le talent n’est pas une infériorité ou une vaine parure, que le sentiment des nuances est indispensable pour interpréter les textes, pour faire la part des circonstances sans réduire celle des hommes, et que l’art d’écrire comme l’art de penser ne sont pas moins utiles qu’autrefois à l’historien, dès qu’il veut produire autre chose que des manuels scolaires ou d’érudites monographies. Les conséquences du dédain de la forme commencent d’ailleurs à frapper tous les yeux qui ne sont pas incurablement fermés à l’évidence. Voici en quels termes s’exprime le dernier rapport sur le concours d’agrégation d’histoire : « Composition d’histoire moderne ; deux défauts : 1° extrême imprécision ; 2° manque général de personnalité. On ne s’y est point préoccupé de faire le départ entre ce qui est essentiel et ce qui est négligeable, de montrer quelque personnalité dans la compréhension, quelque finesse ou quelque vigueur dans l’exposition. La plupart des compositions sont ainsi longues, molles, superficielles, plates, ternes. Résultats un peu inquiétans, s’il faut y voir, non un fait occasionnel, mais la preuve que, pour des raisons que nous n’avons pas à rechercher ici, il y aurait moins de maturité d’esprit et une éducation scientifique moins développée aujourd’hui qu’il y a quelques années. » On voit que le sacrifice des qualités littéraires n’a même pas été compensé par un progrès de l’esprit scientifique, Tout au contraire. « Pareils aux lettres écrites avec les encres chimiques, disait Albert Sorel, les documens veulent, pour livrer leur secret, qu’on les réchauffe et les éclaire à la flamme de la vie. » La « flamme de la vie, » c’est le don de faire jaillir l’idée du rapprochement des faits. À ce signe on distingue les historiens de race des historiens d’occasion. Quant à la méthode, qui n’est qu’un moyen et dont nous tendons à faire une fin à force de la quintessencier, ce n’est pas la rabaisser que de la ramener à quelques principes d’une lumineuse simplicité : donner ses preuves, en donner qui soient bonnes et n’en pas ajouter d’inutiles ; ne jamais qualifier de certain ce qui reste douteux. — Joignons-y une règle morale toujours excellente à rappeler : ne pas ériger en article de foi ce qu’on pense et ne pas prêter d’arrière-pensées basses ou égoïstes à ceux qui pensent autrement.


A. ALBERT-PETIT.