Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 58.djvu/939

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

santé. Il en faut pour tous les métiers et pour toutes les sortes de travail artistique et littéraire. Avec une impitoyable perspicacité, Guérin a discerné en lui toutes les tares qui devaient empêcher son talent d’atteindre à une pleine éclosion. « Avide, inquiet, entrevoyant, mon esprit est atteint de tous les maux qu’engendrerait sûrement une puberté qui ne s’achèverait pas. » Il dira encore : « La plupart des facultés qui constituent la puissance de l’esprit manquent en moi ou n’y sont qu’indiquées comme le sont aux arbres, par des boutons morts ou stériles, les branches qui devaient naître. » Il est hanté par ce sentiment de l’inachevé qui est en lui. C’est assez pour le décourager d’entreprendre. Ajoutez que pour créer, pour penser, pour écrire, il faut pouvoir regarder devant soi et compter sur l’avenir. Guérin sent confusément qu’il n’y a pas d’avenir pour lui. Et encore le succès n’est que la récompense d’un effort prolongé. Or, il est incapable de toute application soutenue ; elle l’irrite et l’énerve ; il avoue qu’il travaille très peu. Entre toutes les pages de l’œuvre de Guérin se devine ce découragement d’un artiste qui se sent, par les fatalités mêmes de son être physique, condamné à l’impuissance.

L’effet de ce travail d’analyse et de cette défiance de soi, c’est de vous rendre impropre à la vie, inhabile à l’action, douloureusement sensible à tout contact avec la réalité. Guérin nous dit maintes fois son dégoût pour toute fonction sociale, pour tout emploi de la vie dans une sphère spéciale et à contours bien tracés. Il ne s’adapte pas, ou plutôt il n’a pas cette énergie qui façonne les événemens et les fait entrer dans la ligne de notre destinée. C’est pourquoi dans presque tous les milieux qu’il traversera, hors du nid familial, il se sentira mal à l’aise, et il en sortira, comme on sort d’une épreuve, meurtri et blessé. Ou encore quelque malheur surviendra qui lui en gâtera le souvenir : il est de ceux dont on dit qu’ils n’ont pas de chance. Le voici à la Chênaie, transporté, lui le petit Méridional, dans l’âpre climat, sous le ciel bas de Bretagne, lui, le rêveur, parmi ces politiques, ces disputeurs, rangés autour d’un des plus rudes athlètes de la pensée moderne. Tous les passages, si expressifs, où il esquisse la figure de Lamennais, témoignent de son admiration, de son étonnement, plutôt que d’une réelle sympathie. On a justement remarqué que Guérin se prit de goût pour ce milieu de la Chênaie surtout quand il en fut séparé. C’est la démarche coutumière de ces âmes débiles : elles ont les regrets sans avoir eu la jouissance, elles comprennent trop tard. En s’associant à la petite congrégation dont Lamennais était le supérieur, Guérin avait fait choix de la vie qui