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naturelles et de la vie terrestre ; mais chez aucun cette fusion intime qui met l’être humain en communication parfaite avec le monde extérieur et qui harmonise en quelque sorte les vibrations de l’un et de l’autre ne s’est révélée avec une continuité et une plénitude semblables. » Shakspeare, Vinci, Beethoven, les plus grands poètes, les plus grands peintres, les plus grands musiciens et quelques autres, cela fait une bonne compagnie. M. Lefranc s’empresse de déclarer qu’il n’entre pas dans sa pensée de mettre Maurice en parallèle avec les plus vastes génies de l’humanité. Il était temps. Le biographe de Guérin a seulement voulu dire que Maurice a « vécu le panthéisme » comme personne, qu’il est en ce sens un phénomène, un prodige, et de force à rendre des points aux anciens. « Les beaux mythes de la Grèce se trouvent, à cette heure, atteints, dépassés même, puisque le poète réussit à s’élever au-dessus de la fiction… » Eh bien ! même dans ce sens restreint, ne trouvez-vous pas que c’est trop ?

Si j’y insiste, c’est qu’à métamorphoser Guérin en cette espèce d’hiérophante, on nous le rend méconnaissable. Et tel que nous le connaissions nous l’aimions bien, comme on aime un être charmant, dont le charme est fait de sa faiblesse et auquel on s’est attaché pour l’avoir vu souffrir. Où sont ses vraies racines, comment s’est formée sa sensibilité si particulière, il n’est pour le savoir que de relire la lettre à l’abbé Buquet, confession si complète, si sincère et si perspicace d’un jeune homme de dix-huit ans qui a déjà derrière lui une longue habitude de l’examen de conscience. D’abord la race. Le château du Cayla peut n’être que le plus modeste des biens de campagne et ses propriétaires n’être que de fort petits gentilshommes, il y a chez Maurice de Guérin cet affinement de la race, ce qui fait par exemple qu’un Lamartine pu qu’un Vigny diffèrent d’un Hugo, tout vicomte que s’intitulât l’auteur de Hernani. La mère morte jeune et probablement du même mal qui enlèvera son fils. Le père inconsolable de cette mort, et d’ailleurs lui-même d’une sensibilité excessive, d’une nature inquiète et triste. L’enfant grandi à la campagne, sans compagnon de son âge, sans distractions, sans jeux, environné de scènes de deuil. Mais autour de lui toutes sortes d’influences bienfaisantes, protectrices et qui lui font une place parmi les purs : la campagne dont les harmonies le pénètrent une fois pour toutes, le milieu familial loin duquel il aura la sensation d’être en exil, la tendresse maternelle d’une sœur aînée, la foi déposée au plus profond de son âme. Cette foi, plus tard, il se pourra qu’elle se fasse plus tiède et que cette tiédeur alarme une famille très pieuse ; elle reste profonde et sincère : les