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pièces. Et tel est en effet un des services les plus incontestables que l’érudition a coutume de rendre à l’histoire de la littérature. Elle apporte un incessant témoignage à l’appui de cette vérité que tout a été dit. Elle excelle à dénicher dans leurs obscures retraites tantôt des ébauches informes et tantôt des œuvres déjà accomplies et différant à peine du chef-d’œuvre qui a survécu. Nous apprenons ainsi qu’Alphonse Rabbe, aujourd’hui fort oublié, avait publié, en 1822, dans le journal l’Album et réimprimé, en 1825, dans les Annales romantiques un poème lui aussi en prose et intitulé lui aussi le Centaure. Ce Centaure, avec lequel celui de Guérin offre toute sorte de différences, mais aussi quelques analogies, reparut dans l’édition des œuvres posthumes de Rabbe en 1835 et 1836, suivi d’une pièce intitulée Adolescence et qui peut contenir, à quelques égards, le germe de la Bacchante. La conjecture est donc des plus plausibles et les recherches de M. Lefranc ont été couronnées de succès. Il est bien difficile de ne pas se ranger à ses conclusions très solidement établies. Que ce soit souvenir ou réminiscence, Guérin a dû s’inspirer de Rabbe.

Hâtons-nous de dire que, comme M. Lefranc en fait encore la très juste remarque, cela n’enlève rien au mérite de Guérin. Cela y ajouterait plutôt, car c’est une sorte de loi que le génie arrive en dernier beu pour consacrer, dans une forme définitive, ce qui avait été l’objet d’une succession d’essais se rapprochant de plus en plus de la perfection. C’était une des idées chères à Ferdinand Brunetière qui y est revenu maintes fois, notamment dans l’étude intitulée Lieu commun sur l’invention. La Fontaine n’est pas diminué pour être venu après Ésope, ni Guérin pour être venu après Rabbe. Guérin reste aussi original. Même, si l’on en croit M. Lefranc, ce n’est pas original qu’il faut dire, mais unique ; et non pas unique dans la littérature de 1840, mais unique dans l’histoire de la littérature, de la française et de toutes les autres. Le savant professeur a cherché parmi les poètes de l’antiquité, parmi ceux de la Renaissance et parmi ceux des temps modernes en vue d’y découvrir ce don exceptionnel qui permit à Guérin, dans la plus complète acception du terme, de s’identifier avec les choses du monde extérieur, de les sentir vivre et palpiter en lui. Il ne l’y a pas trouvé. « Certes on pourrait relever, surtout chez un Lucrèce, et plus près de nous chez un Vinci, un Rabelais, un Shakspeare, un La Fontaine, un Jean-Jacques, chez Bernardin de Saint-Pierre lui-même, chez Chénier, auteur de l’Hermès, chez Beethoven, Gœthe, Chateaubriand, Hugo, pour ne pas parler des contemporains, une compréhension, une pénétration par moment analogue des forces