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ma candeur. En attendant, je vous supplie de ne prendre aucune confiance ni directe, ni indirecte aux calomnies des railleurs. Si M. Molé est de la conspiration, je lui dirai : Et toi aussi, mon cher Brutus !

J’ai tout dit, et je finis en vous priant, madame, de penser à moi quelquefois, de m’écrire souvent, et de compter parfaitement sur mon respectueux et tendre attachement. Il est tel que vous pouvez l’imaginer en le faisant à votre fantaisie. Agréez-en l’hommage désintéressé, c’est-à-dire indépendant même de toutes vos bontés pour moi.

JOUBERT.

P.-S. — J’ai été ravi que M. Laborie s’intéressât au bon somnambule.

Je prends la liberté de vous recommander toujours la pauvre fille abandonnée, et le pauvre vieux cordonnier qui s’est peut-être présenté à votre porte, etc. J’ai beaucoup tardé à vous répondre dans l’espérance de vous apprendre que je me portais mieux que je ne fais depuis un mois. Et vous, madame, comment vous portez-vous ?


Est-ce que tout Joubert, — y compris le Joubert moraliste, — n’est pas dans cette dernière lettre ? Et Mme de Pastoret n’aurait-elle pas pu lui répondre, comme jadis Mme de Beaumont : « Vos lettres sont aimables comme vous, comme vos procédés, comme votre amitié ? »

Un trait, entre quelques autres, distingue les lettres de Joubert de tant d’autres correspondances, également remarquables par la grâce de la pensée ou du sentiment et par le charme du style : c’est l’abondance des vues générales, des « pensées » ou maximes dont elles sont parsemées. À chaque instant, et en vertu d’une pente toute naturelle de son esprit, son expérience personnelle se généralise, et il trouve, pour l’exprimer, des formules singulièrement concises et heureuses. C’est peut-être à ce don de généralisation que l’on reconnaît le véritable écrivain : voyez combien de « pensées, » ou ingénieuses ou profondes, il serait facile d’extraire des œuvres de Bossuet ou de Molière, de Racine ou de Chateaubriand. Dans un ordre plus modeste, cela est vrai aussi des lettres de Joubert. Il n’y a qu’à les feuilleter, pour y cueillir nombre de pensées toutes faites : « Les consolations sont un secours que l’on se prête, et dont tôt ou tard chaque homme a besoin à son tour. » — « La vie est un devoir ; il faut s’en faire un plaisir, tant qu’on peut, comme de tous les autres devoirs, et un demi-plaisir, quand on ne peut pas mieux. » — « Il y a des défauts dont nous ne pouvons tirer d’autre parti que de nous en faire une vertu par la patience et par notre