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Madame Pastorel, Colonnade de la place Louis XV, n° 3, à Paris[1].


Mon frère est parti ce matin, madame : il aura l’honneur de vous voir, à peu près à son arrivée.

Il me semble que j’aurai approché de vous quand je saurai qu’il vous a vue. Je ne néglige point de cultiver toutes ces petites illusions qui viennent du cœur. On en recueille un fruit solide : des plaisirs qui sont très réels.

Si cela devient nécessaire, mon frère prendra la liberté de solliciter vos recommandations au ministère de l’Intérieur, en faveur d’un de nos anciens amis, secrétaire général dans le département de la Corrèze, et à qui la perte d’un[e] épouse tendrement aimée a rendu odieux et insupportable depuis un an le plus horrible des séjours. Je donne hardiment ce titre à la ville de Tulle où il est relégué. Je la connais. C’est un lieu qui n’est pas même bon à s’y faire enterrer. Dieu me préserve de savoir là des cendres qui me seraient chères ! J’aurais horreur de les y imaginer.

Notre ami voudrait quitter ce vilain lieu et sa place modique pour un autre pays et pour un[e] autre place de la même nature, mais un peu plus payée. On lui a dit dans les bureaux qu’il s’en trouvait une à Bruxelles ; il nous en a écrit. Nous voudrions bien l’aider et si vous pouvez le servir, nous recourrons à vous avec une extrême hardiesse. Au bout du compte, vous êtes née pour bien sentir, pour bien penser, pour bien agir et pour bien faire. Tout le monde a le droit de vous placer dans l’élément qui vous convient. M. de Chateaubriand suivra de près mon frère. Il devait faire avec nous la Saint-Martin ; mais une brusque nécessité l’obligera à nous quitter après-demain mardi 29 de ce mois d’octobre. Je ne sais pas si celui-ci ira vous voir avant mon arrivée, malgré l’envie qu’il en a.

Il est habitué à être mené par la main à toutes les premières entrevues, et la première qu’il aura avec vous est de cette espèce pour lui ; car ce n’est pas les nœuds de la civilité qu’il veut contracter avec vous, mais ceux de cette amitié haute qui peut être formée entre les âmes, sans aucun intermédiaire et même sans l’assiduité.

Je lui ai dit que vous étiez la personne du monde la plus propre à l’enchaîner de ce lien, celui de tous peut-être qui laisse l’âme la plus libre, et qui cependant la captive le mieux. Je l’ai bien assuré qu’il ne vous échapperait pas, et que ce qu’il avait à faire de plus sage était de jouir promptement des douceurs d’une destinée dont il ne peut pas fuir le joug. Il me croit, mais je ne sais ce qu’il fera. En tout cas, je le conduirai s’il n’a pas su aller tout seul, à mon retour qui demeure toujours fixé à la fin du mois de novembre.

M. de Chateaubriand et moi avons parlé de vous tous les jours en nous promenant, et je n’ai pas manqué de lui dire tous les soirs, quand nous considérions les merveilles de l’Occident, spectacle dont il est aussi épris que moi : Ce soleil se couche sur la cabane de paille qu’avait Mme Pastoret.

  1. Le timbre de la poste porte : Villeneuve-sur-Yonne. Je crois qu’il faut dater la lettre du 27 octobre 1811, le 29 octobre 1811 tombant justement un mardi.