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Il écrivait, nous l’avons vu, délicieusement les lettres. Les causeurs célèbres y réussissent quelquefois, non pas toujours. Mme de Staël ne s’est pas fait une réputation dans ce genre, et les lettres que nous avons d’elle ne la classent pas parmi nos « épistolières. » C’est que, s’il est très vrai qu’une lettre soit une conversation à distance, il n’est pas moins vrai que cette conversation est une conversation écrite, et faite pour être lue, non pour être écoutée ; et cela seul en change singulièrement les conditions. Que nos correspondans aient l’illusion, de nous entendre causer, rien de mieux, et tel est bien, assurément, le résultat à atteindre ; mais cette illusion, la pure et simple sténographie d’une libre improvisation familière ne saurait la produire ; il y faut une transposition préalable, et, sinon quelque apprêt, tout au moins un peu d’art et, pour tout dire, un minimum d’ « état littéraire. » Cet état particulier, placé à mi-côte entre la verve désordonnée de la causerie prime-sautière et l’effort réfléchi de la création artistique, ne le réalise pas qui veut : un certain don est nécessaire, et un peu d’application n’y saurait nuire. Il semble bien que Joubert ait eu l’un et l’autre. Dans ce cadre restreint, en tête à tête avec une personnalité d’élection qui l’entend à demi-mot et lui fait grâce des développemens inutiles, il se retrouve avec toutes ses qualités d’imagination pittoresque, de grâce caressante, de finesse piquante et d’expression ingénieuse ; et ses défauts, ses manques ou ses lacunes n’apparaissent guère. Sa subtilité, sa préciosité même ne vont pas sans charme, et ont d’ailleurs ici leur raison d’être : les sentimens fins et les idées délicates ne peuvent pas s’exprimer dans une langue trop usée et trop commune ; et ceux qui, comme Joubert, en matière de choses morales, ont le goût des nuances exactes, sacrifient souvent à la préciosité par amour de la précision.

Nous ne possédons guère qu’une centaine de lettres de Joubert[1]. Nous n’irons pas, avec Mme de Guitaut, jusqu’à les mettre à côté de celles de Mme de Sévigné ; mais quand un jour on fera l’inventaire de la littérature épistolaire du XIXe siècle, elles y figureront, n’en doutons pas, en excellente place. Il est même fâcheux qu’on ne nous en ait pas conservé un plus grand nombre. Je ne puis, à cet égard, partager l’avis de Silvestre de

  1. Elles ont été publiées, — M. G. Pailhès en a fait la preuve péremptoire, — avec une singulière négligence. Joubert épistolier attend encore les honneurs d’une édition définitive.