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si neuves, si hardies alors, et qu’il rendit plus vraies en les élevant et en les rectifiant. » Et cette influence ne se borna pas à l’ordre purement artistique ou littéraire.

Joubert était-il encore bien profondément chrétien en arrivant à Paris ? Nous l’ignorons, ses premiers biographes n’ayant guère insisté sur ce point délicat. J’inclinerais à penser, sans pouvoir d’ailleurs en produire aucune preuve positive, que déjà ses convictions religieuses avaient reçu plus d’une atteinte, et que la philosophie du siècle avait passé par-là. Eût-il été si empressé de connaître Diderot, si déjà il n’avait pas été touché par lui ? Quoi qu’il en soit, une fois à Paris, à l’école du patriarche de l’Encyclopédie, le pieux novice des Doctrinaires se fit, comme tant d’autres, « philosophe. » Dans quelles conditions exactement s’accomplit cette curieuse évolution ? Et jusqu’où conduisit-elle le futur auteur des Pensées ? Nous ne savons ; et tout au plus pouvons-nous conjecturer qu’il se laissa, sur cette pente, entraîner beaucoup plus loin que ne l’a dit et pensé son historien et éditeur Paul de Raynal. Sainte-Beuve, qui écrivait sous les yeux de Chateaubriand, et qui fut, apparemment, renseigné par lui, nous dit : « Ce qu’on appelle aujourd’hui le panthéisme était très familier, on a lieu de le croire, à cette jeunesse de M. Joubert. » D’autre part, dix ans après, en 1790, Fontanes, lui écrivant pour le consoler de la mort de son père, a bien l’air de s’adresser à un homme pour qui les croyances non même pas chrétiennes, mais simplement spiritualistes, sont devenues lettre morte : « Croyez-moi, ce n’est qu’avec Dieu qu’on se console de tout. J’éprouve de jour en jour combien cette idée est nécessaire pour marcher dans la vie. J’aimerais mieux me refaire chrétien comme Pascal ou le Père Ballan, mon professeur, que de vivre à la merci de mes opinions ou sans principe, comme l’Assemblée nationale ; il faut de la religion aux hommes, ou tout est perdu. » Mais sur le fait même de l’incroyance religieuse, nous ne pouvons avoir aucun doute : les aveux de Joubert, si discrets soient-ils, sont formels à cet égard. Il écrivait à Mme de Beaumont, en lui parlant de sa mère : « Elle a eu bien des chagrins, et moi-même, je lui en ai donné de grands par ma vie éloignée et philosophique. » Et dans les Pensées : « Mes découvertes, et chacun a les siennes, m’ont ramené aux préjugés. » « Le chemin de la vérité ! j’y at fait un long détour ; aussi le pays où vous vous égarez m’est bien connu. »