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même un peu de luxe dans des conditions économiques et sociales qui flattent son amour-propre et son orgueil. Une première observation semble confirmer cette conclusion : la tendance générale qui pousse les populations des campagnes vers les villes, quoique sensible ici, est moins marquée que dans certaines régions. Mais il faut regarder les choses de plus près. On émigre surtout dans les pays pauvres et à population abondante. Comment émigrerait-on beaucoup de nos villages à terroir fertile, où par l’hyponatalité la population se raréfie et se fond à vue d’œil, où ceux qui restent n’ont qu’à s’étendre pour se mettre à l’aise en prenant la place des disparus ?

On émigre peu, cela est vrai, et cependant cette émigration restreinte présente an caractère extrêmement suggestif, sur lequel je ne saurais trop appeler l’attention : c’est qu’ici on émigre sans esprit de retour. Une fois parti, le Gascon reste là où il s’arrête, là où il fait ses affaires : il y vivra et y mourra. Je l’ai constaté bien des fois à Paris et un peu partout. Le charme mystérieux de l’horizon natal ne le suit pas, ne le rappelle pas comme il suit et rappelle l’Auvergnat, le Breton, le Pyrénéen qui, aussitôt le pécule amassé, songent au retour. Ce n’est pas en Gascogne qu’un notaire pourrait dire ce que me disait un jour avec une emphase amusante le tabellion d’une pauvre vallée des Pyrénées : « J’ai des cliens dans tous les pays du monde, et l’un d’eux m’a écrit ces jours derniers de Copenhague pour m’envoyer 2 000 francs. » — Sans doute quelque petit colporteur parti du village avec une pacotille de 25 francs, qu’il a promenée à travers la France et l’Europe, et qui, arrivé sur les bords de la Baltique, s’aperçoit, en comptant ses écus, qu’il peut enfin acheter la prairie depuis longtemps convoitée.

Laissons ceux qui émigrent, étudions ceux qui restent. Ce jeune homme, qui ce matin a quitté la maisonnette blanche bien assise dans le verger, et qui laboure son champ en fredonnant une vieille chanson au rythme doux et lent comme le pas de ses vaches, doit être solidement fixé dans ce cadre de vie saine et heureuse. Pas du tout ; je sais qu’il a demandé à être facteur, et que dans le département les demandes analogues se comptent par centaines : autant de jeunes laboureurs qui veulent se dérober à la charrue.

Et celui-ci, qui a deux paires de vaches dans son étable, soixante hectolitres de blé au grenier, des foudres pleins de