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dans l’inconnu. C’est un fait d’observation que les peuples dépensiers sont plus énergiques que les peuples économes.

Deux autres circonstances ont encore contribué à affaiblir l’énergie morale de la bourgeoisie.

La première, d’ordre économique, est cette polyculture, dont les Gascons se sont toujours montrés si fiers, et qui assure aux revenus de la terre une grande régularité. La variété des cultures constitue une sorte d’assurance entre elles, et, par la division des risques, met à l’abri des années de détresse. On ne connaît pas ces séries noires d’années désastreuses, qui affligent parfois les pays à monoculture, où l’on ne sait pas comment on payera l’impôt, comment on vivra, comment on mangera, mais qui, imposant les grandes décisions, — changemens de méthodes, entreprises nouvelles, l’exode même, — tiennent l’esprit toujours en éveil et le ressort de l’énergie continuellement tendu. Ici les années se succédaient avec des moyennes régulières ; on n’imaginait même pas qu’il en pût être jamais autrement, et cette sécurité appesantissait encore le sommeil dans lequel s’était endormie l’énergie gasconne.

La seconde circonstance, bien différente, tient à la race elle-même. En Gascogne, l’empreinte romaine a été profonde, définitive ; les invasions du Nord sont passées laissant peu de dépôts ; la race est restée latine comme la langue. Tous les fils de la bourgeoisie recevaient invariablement la culture classique, car un bourgeois se serait cru disqualifié s’il n’avait fait faire les humanités à son fils ; délicieuse culture qui durait dix ans, ornait et assouplissait l’esprit, lui donnait des idées générales et des sentimens élevés, mais ne lui donnait pas la notion de la valeur du temps, ni le sens pratique, ni le goût de l’effort, ni celui de la vie intense et rude comme l’exigent les temps nouveaux. Cette culture offrait aux jeunes bourgeois un idéal de vie qui, plus qu’ailleurs, répondait aux traditions, aux aspirations, aux atavismes, à tout le génie de la race. Surveiller la gestion d’un domaine, remplir quelque charge publique sans y absorber sa vie, parfois paraître sur le forum, réserver des heures nombreuses pour les plaisirs de l’esprit et de l’amitié, n’était-ce pas un idéal de vie selon les anciens ? Il y a cinquante ans, les jeunes Gallo-Romains des bords de la Garonne n’en avaient pas d’autre et rêvaient de le réaliser. Dans le calme d’une vie purement agricole, rien ne les en détournait ; ils n’étaient pas disputés, comme leurs camarades du