Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 58.djvu/532

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

réalise après sa mort : car les grands hommes se survivent, n’est-ce pas de toute évidence ? Elle a repris Rouen puisque, — par un retour d’une émotion poignante, sur le bail d’Orléans et les cinquante années supprimées, — elle a dit : « C’est ici ma demeure, c’est ici ma maison. » Elle a repris Rouen, puisque son martyre y vivra éternellement.

Elle a parcouru tout le royaume de France, de Nancy à Poitiers, de La Charité à Rouen, pour poser partout les jalons de la prochaine délivrance. Ce qui était France, elle l’a pris sous sa sauvegarde.

Et n’a-t-elle pas fait quelque chose d’infiniment au-dessus de toute réalisation matérielle en reforgeant l’âme française de son temps et de tous les temps ? On a dit, avec une grande et sage raison, qu’elle fut l’expression de la race[1]. A quoi bon insister : ce bon sens, ce courage vif, cette repartie prompte, ce coup d’œil juste, cette alacrité et cette bonne humeur, tout cela, c’est France. Nos plus belles figures n’ont pas exprimé le « génie du lieu » autrement qu’il apparaît sur le visage inspiré de cette jeune fille. « Ame française » plus que tous autres, parce qu’elle est femme.

Ce trait caractéristique, la gaieté, l’entrain, éclate en elle de telle sorte que ses ennemis n’ont pu s’empêcher de le signaler au procès et de le condamner expressément. Assez sots pour écrire l’article 63 : « Jeanne ne craint pas de parler sans respect des plus grands personnages, se permettant un ton de moquerie et de dérision… » Jeanne se moquait d’eux, en effet, même sur l’échafaud. Ils la montraient du doigt : « Voyez donc, elle rit ! » Cette gentille gamine de France les affole, de son rire clair.

Précisément parce qu’elle était « Française, » elle ne voyait pas seulement la France : l’esprit de propagande, inné à la race, était en elle. Elle rêvait de répandre, au loin, le flot d’action et de dévouement qui gonflait son cœur. Son œuvre d’abord, certes ! Mais, après, se serait-elle arrêtée là ? Elle avait écrit aux Hussites ; elle avait signalé au Duc de Bourgogne l’approche des « Sarrasins. » En elle retentissaient toutes les plaintes de la chrétienté misérable ou menacée. La paix dans le royaume, la

  1. C’est la thèse, tant raillée et si forte malgré quelques exagérations, de Henri Martin. — Elle a été reprise, de nos jours, avec des argumens nouveaux et dans un développement original par le colonel Biottot : les Grands Inspirés devant la science, Jeanne d’Arc, Flammarion, 1 vol. in-12.