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ni La Trémoïlle, ni Regnault de Chartres, certes, qui relèveront le niveau moral de ce peuple malade : tout prêts à changer de camp si leur intérêt change ; rongeurs des dernières ressources qui restent à une cause perdue.

Personne n’est plus à son devoir de ceux qui sont en place… Et c’est de là, finalement, que viendra le salut. Quand toute hiérarchie est abolie, quand le commandement a dissipé lui-même son autorité, quand, par ses fautes, il a laissé se perdre le respect, quand l’organisme social jonche la terre, le champ est libre aux initiatives individuelles. Elles surgissent, et, selon les lois naturelles, cherchent leur croissance et leur floraison dans la déliquescence des institutions détruites. Il est des peuples qui ne veulent pas mourir et dont les racines gardent la sève qui nourrira de nouveaux rejetons. Telle la France au XVe siècle.

L’histoire sait, maintenant, qu’il y eut, sur toute l’étendue du sol national, une extraordinaire poussée de patriotisme, d’énergie et de volonté de vivre, au temps où parut Jeanne d’Arc. Action, vision, inspiration, le cas de la Pucelle n’est nullement isolé ; mais, incomparablement plus frappant, plus intense et plus caractérisé, il absorbe les autres, jusqu’à en paraître unique. Toute commotion sociale provoque un mouvement des parties intimes, un travail moléculaire, un afflux, vers la surface, des éléments qui reposent, d’ordinaire, dans la tranquillité de la masse. Les parties les plus sensibles, les plus émotives viennent d’abord et se présentent pour interroger le péril, le mesurer, le menacer. Les nerveux, les inquiets, les impulsifs s’agitent : et combien sont-ils, en temps de crise ! L’organisme ne se savait pas si malade. Il résiste, se raidit ; mais, si la crise se prolonge, le mouvement s’étend aux couches plus profondes : quand les élémens pondérés et réfléchis, les assises stables s’ébranlent, alors le corps s’écroule, à moins qu’il ne se transforme par une de ces évolutions qui, seules, peuvent le guérir.

Au moment où Jeanne d’Arc paraît, la France est à ce période. On n’a pas assez remarqué que, dans les familles, c’est l’époque des bâtards : cela veut dire que les fils se classent, non d’après les droits établis et la légitimité, mais d’après l’activité et les services. Il en est de même dans toutes les parties de la nation. On voit se produire comme un reclassement et une reprise, après les temps de décrépitude marqués par les pires années de la folie de Charles VI.