Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 58.djvu/474

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

autre, du moins dans ses poèmes, qu’à laisser son lecteur profondément mécontent, avec un fâcheux mal de tête et le cerveau tout brouillé.


Mais, au reste, il n’y avait pas jusqu’aux plus chaleureux de ses « jeunes amis » sur le compte desquels Théodore Fontane n’eût été prêt à s’exprimer pour le moins aussi sévèrement que sur les maîtres qu’ils prétendaient imposer à son admiration. « Ces jeunes gens ne veulent et ne peuvent voir dans la vie, écrivait-il, que ce qui répond à leur faux idéal et à la perversité de leurs sentimens.  » Il faut lire la lettre éloquemment indignée où, le 19 janvier 1889, il déplorait qu’un ministre prussien eût daigné recevoir l’un des critiques les plus considérables de l’école nouvelle, — celui-là même qui, quelques mois plus tard, allait me nommer Théodore Fontane comme le plus parfait représentant de son idéal littéraire, dans le genre du roman ! Et je supposerais volontiers que c’est précisément cette impression d’un malentendu qui, d’une façon plus ou moins consciente et délibérée, a fini par détourner le vieillard des voies naturelles de son propre « réalisme,  » de manière que personne, du moins, ne pût le croire soumis à l’influence de doctrines et d’hommes qui lui étaient foncièrement antipathiques. Par-là s’expliquerait, bien plus que par une « impassibilité » trop invraisemblable chez un être nerveux et « sensitif » tel que celui-là, cette apparente indifférence au succès que nous avions cru deviner sous les derniers ouvrages de l’auteur du Stechlin. Et en tout cas, nous savons désormais que, loin d’avoir été indifférent au succès dans le secret de son âme, Fontane a souffert très profondément, jusqu’à la fin de sa vie, d’une gloire dont ni l’origine ni la qualité n’avaient de quoi lui plaire. Son aventure, telle que nous la connaissons à présent du dedans et du dehors, rappelle un peu celle du voyageur qu’une peuplade sauvage avait élu pour roi parce qu’elle lui supposait un pouvoir merveilleux ; et sans cesse le voyageur, parmi tous les hommages dont on l’accablait, craignait qu’une découverte soudaine de sa vraie nature ne lui valût d’être mangé par ces nègres humblement empressés autour de son trône. La découverte, dans le cas de Fontane, ne s’est point produite, au moins de son vivant : mais il a suffi au vieillard de la redouter pour qu’à son exquise confiance et à sa gaîté de naguère se substituât par degrés chez lui ; ainsi qu’on l’a vu, un sombre, amer, et douloureux pessimisme dont la mort seule a pu le délivrer.


T. DE WYZEWA.