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aspirations,tendances, et principes, qui toujours le sépareront de ses-prétendus imitateurs. La vérité est que, s’étant mis à écrire des romans, il y a « fait du naturalisme » sans le vouloir et sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose : mais il sent bien que son « naturalisme » lui-même n’a rien de commun avec celui des admirateurs de Zola, et la manière de ce dernier et de ses élèves lui inspire une répugnance qu’il craint, chaque jour, de trop laisser voir. Par l’esprit aussi bien que par le cœur, il est avec les hommes de sa génération contre ceux de la génération suivante, avec ces « conservateurs » et ces « réactionnaires » que ses amis d’à présent ne se fatiguent point de combattre. Et la claire intelligence qu’il a de tout cela, jointe à l’obligation où il se trouve de le dissimuler, c’est là ce qui par-dessus tout le trouble et l’angoisse, au secret de son cœur, l’empêchant désormais de sourire doucement à la vie ainsi qu’il l’avait fait durant l’heureux demi-siècle de son obscurité.

Rien de curieux, à ce point de vue, comme les jugemens qu’il se surprend parfois à émettre sur ses confrères en célébrité, un Ibsen, par exemple, ou un Richard Wagner.


L’influence d’Ibsen, — écrit-il en 1889, — est assurément grande et légitime. Il a créé des types et des chemins nouveaux, inauguré au théâtre une vie nouvelle, et fait en sorte que l’ancienne nous soit désormais mortellement ennuyeuse. Mais après que ma conscience m’a forcé à exprimer cette énorme louange, il faut que je m’empresse d’y ajouter ceci : c’est que toute la part de doctrines et de conception de la vie qui se révèle à nous dans les drames d’Ibsen, tout cela n’est que pure folie, si bien qu’un vieux bonhomme tel que moi est obligé d’en rire. L’autre jour, quelqu’un me disait à propos d’Ibsen : « Impossible de lire trois-pages de cet homme sans reconnaître aussitôt qu’il a été pharmacien !  » L’embarras où je me sentais en entendant cette phrase, vous pourrez facilement vous le représenter : on ne doit point parler de corde dans la maison d’un pendu. Mais malgré cette sensation d’inquiétude, malgré l’inévitable question que je me suis posée : « En va-t-il de même pour toi, et s’aperçoit-on aussi que tu as été pharmacien ?  » malgré cela, j’ai trouvé la phrase excellente. Oui, à chaque page d’Ibsen, on reconnaît le petit pharmacien orgueilleux et fou qui, vivant à l’écart du monde, se plonge tout entier dans de vastes problèmes où il n’entend rien. Il faut être célibataire comme le sont nos jeunes amis pour mordre à ce pudding d’amour libre, d’affirmation de soi-même, etc. Rien que folie, et souvent même une folie très déplaisante, comme dans ce Rosmersholm qui est tenu, je crois, pour le plus haut chef-d’œuvre de toute la série.


Quelques années plus tard, en 1898, et presque à la veille de sa mort, Fontane se montre peut-être plus dur encore à l’égard du