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s’organiser, maintenant, tout le mouvement révolutionnaire de ces novateurs. D’un seul coup, pour ainsi dire, le vieil auteur de Stine et de L’Adultera était passé de l’obscurité à la gloire, et avec cette particularité curieuse que sa gloire lui était venue du camp opposé à celui où il avait, naguère, patiemment et obstinément combattu pendant un demi-siècle. Je n’oublierai jamais l’impression de surprise que j’ai ressentie lorsque, aux environs de 1889, ayant demandé à un jeune critique berlinois quel était, à son avis, le meilleur romancier de l’école nouvelle, j’ai reçu en réponse le nom, — tout français, — de ce Théodore Fontane dont je savais seulement qu’une assemblée d’hommes de lettres et de journalistes l’avaient fêté avec grande pompe, quelques jours auparavant, à l’occasion du 70e anniversaire de sa naissance ! Que l’on imagine, par exemple, un membre vénérable de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, un Siméon Luce ou un Quicherat, se révélant soudain comme un maître du « vers libre,  » et présidant un banquet de jeunes poètes à longue chevelure !

Ces hommages inattendus ne semblaient pas, cependant, avoir exercé une influence bien sensible sur la production ultérieure de Théodore Fontane. Jusqu’au bout, en vérité, durant les neuf années qui lui restaient à vivre, le vieillard avait continué d’écrire des romans plus ou moins « contemporains : » mais c’est comme si, de plus en plus, ses habitudes et croyances littéraires de jadis avaient tendu à ressaisir leur empire sur lui. Nous avions vu ses romans redevenir, tout ensemble, plus longs et plus vides, — je veux dire plus dépouillés d’action romanesque ; la peinture des milieux et l’analyse des caractères, de nouveau, y avaient remplacé le mouvement et la vie des œuvres précédentes, sans que désormais ni les sujets, ni les sentimens des personnages eussent de quoi effaroucher la pudeur la plus scrupuleuse ; et si parfois nous avions cru deviner, chez le vieil écrivain, un vague désir de satisfaire le goût du gros public allemand en imitant la manière sentimentale et mondaine des auteurs à la mode, le plus souvent, au contraire, le chroniqueur des Promenades et des Cinq Châteaux s’était réinstallé par-dessus le romancier avec une liberté et une aisance singulières, transformant ses récits en de vraies « causeries » toutes semées de copieuses digressions historiques ou philosophiques, ainsi qu’il l’allait faire encore dans ce roman posthume, le Stechlin, dont les cinq cents pages renfermeraient à peine assez d’intrigue et de péripéties pour remplir le cadre d’une courte nouvelle[1].

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1898.