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sensibilité. Il sortira de là une grande révolution en littérature, mais d’abord en morale.

Quand on lit aujourd’hui le Traité de l’éducation des filles, il faut bien avouer que l’impression première est une déception. Ce qui étonne, c’est que ce Traité ait été si longtemps fameux. On n’y remarque rien d’abord que des indications assez vagues et un ensemble d’une banalité déconcertante. Méfions-nous de cette première impression ! Si la pédagogie de Fénelon n’est pas très précise, c’en est le mérite, par opposition à la nôtre qui semble faire la guerre à toute originalité. Cela surtout quand il s’agit des filles à qui il est absurde d’infliger un programme arrêté en toutes ses lignes. Et si la plupart des réflexions de Fénelon nous semblent au-dessus de la discussion, alors qu’elles étaient loin en ce temps-là de passer pour vérités admises, n’est-ce pas que là encore leur auteur s’est montré très « moderne ? » Mais voici le rapprochement tout à fait ingénieux qu’indique M. Jules Lemaître. Il se demande où nous retrouvons ces méthodes d’éducation, cette douceur, et aussi cet artifice, ces petites comédies arrangées pour que l’enfant apprenne sans effort ce qu’il a besoin de savoir. C’est dans la première partie de l’Emile. Le système d’éducation de Rousseau est tout entier fondé sur un principe qui est aussi bien essentiel à la philosophie du XVIIIe siècle : la croyance à la bonté de la nature. Ce dogme est en contradiction formelle avec celui du péché originel qui est à la base du christianisme. Et il est donc impossible que Fénelon s’y range. Mais on relève chez lui de curieux passages, celui par exemple où il se hasarde à parler d’un âge où l’âme de l’enfant « n’a encore aucune pente vers aucun objet. » C’est signe, à tout le moins, que le dogme de la chute n’est pas pour Fénelon, comme il était pour Pascal, tout le christianisme, et que celui-ci n’a pas à l’égard de notre nature et des suggestions de notre instinct une prévention irréductible.

Après cela, on ne s’étonnera pas de relever sous la plume de Fénelon et en maints endroits des déclarations qu’on qualifierait, en langage d’aujourd’hui, de « pacifistes et humanitaires. » On en trouverait, tant et plus, dans les Dialogues des morts : « Un peuple n’est pas moins un membre du genre humain qu’une famille est un membre d’une nation particulière. » Et encore : « Chacun doit infiniment plus au genre humain, qui est la grande patrie, qu’à la patrie particulière dans laquelle il est né. » Sur ce point, nous dit-on, comme sur beaucoup d’autres, Fénelon, très en avance sur son siècle, pense à peu près comme un gentilhomme français à la veille de la Révolution.