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ce terme une nuance d’ironie et de scepticisme précoce ; et ils en sont bien capables. Dans ses études d’une critique si pénétrante et d’un tour si aisé, M. Lemaître se contente de promener sa curiosité à travers un sujet, en s’arrêtant aux endroits qui l’intéressent davantage et sur lesquels il lui semble qu’il a quelque chose à nous dire. Cette manière libre et qui garde quelque chose du dilettantisme d’antan convient à merveille à ce vif et souple esprit, le moins dogmatique qui se puisse imaginer et le plus incapable de s’emprisonner dans un parti pris. On se souvient de l’aventure qui marqua ses rapports avec Jean-Jacques Rousseau. Parti vigoureusement en guerre contre le philosophe de Genève, au cours de son étude, il lui était devenu indulgent. Non qu’il eût changé d’avis sur les idées du penseur, sur le mal que leur contagion n’a cessé de nous faire et sur le dérangement que cette intervention « monstrueuse » a causé dans notre équilibre, mais il s’était pris de pitié pour l’homme. Cette fois encore M. Lemaître a cédé à une impression du même genre. L’ami de Mme Guyon, l’auteur des Maximes des Saints a pu commettre une erreur ; mais on la lui a fait expier trop cruellement ; c’est au cours de son procès qu’il est devenu sympathique à son biographe. Et puis, c’était Fénelon. Une fois de plus, le charme a opéré.

Comment M. Lemaître a-t-il été amené à s’occuper de Fénelon ? Par quel chemin est-il arrivé jusqu’à lui ? Cela même est très significatif. Lorsqu’il accepta, il y a quelques années, d’entreprendre une série de cours, il avait sinon un programme du moins un dessein : c’était d’étudier dans leur source quelques-unes des erreurs dont la conscience moderne est le plus profondément troublée. Aussi commença-t-il par Jean-Jacques Rousseau, et ce choix s’imposait, nulle œuvre n’étant un répertoire plus abondant d’idées fausses et de chimères dangereuses. Il continuera quelque jour par Chateaubriand, dont la prose lyrique a servi si souvent de véhicule aux idées de Jean-Jacques et dont la sensibilité maladive a imprégné tout le romantisme. Il lui sembla que Fénelon appartenait à la même lignée. Et qu’un archevêque eût quelque parenté d’esprit avec l’auteur de l’Emile et du Contrat social, quelque affinité de sentimens avec l’auteur de René, c’était un exemple suffisamment amusant de l’obscure façon dont cheminent les courans intellectuels. D’où vient que le XVIIIe siècle déiste, sinon athée, eut pour ce prélat, dont l’orthodoxie sur l’essentiel de la doctrine n’a jamais fait doute, tant de complaisance ? D’où vient que les philosophes le tiennent en quelque manière pour un des leurs ? D’où vient que le parti révolutionnaire excepte de sa haine