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Combien ne serait-il pas vain, en effet, de prétendre régir par des formules européennes ces sociétés, issues de l’Europe, mais grandies sous des influences locales prépondérantes ? On observe chaque jour, en ces pays adolescens, des manifestations discordantes d’une vie qui cherche son équilibre ; le rude gaucho des estancias, venu en ville pour « tirer une bordée, » coudoie le sportsman élégant, qui devance les modes de Paris et de Londres ; les premiers acteurs du boulevard sont applaudis, dans les capitales, par des auditoires de connaisseurs, tandis qu’à quelques lieues, pour passer une rivière dans la pampa déserte, un conducteur de bétail saigne une de ses bêtes, et s’en fait un radeau ; ici chatoient tous les raffinemens de la parure féminine et là, dans les colonies à l’avancement, les pionniers métisses cachent encore leurs femmes à l’étranger, suivant les coutumes indiennes ; au Venezuela, le blanchissage était récemment encore, un monopole d’Etat. L’ascension rapide des fortunes comportant le risque de chutes non moins soudaines, les mêmes personnes passeront, pour ainsi dire sans effort, de l’opulence à la pauvreté, changeront de profession à l’âge où, dans notre vieille Europe, les habitudes sont invinciblement cristallisées ; et toujours, chez tous, transparaît une superbe vigueur de confiance en l’avenir ; c’est l’optimisme non pas des digestions heureuses, mais tout au contraire des jeunes appétits.

Ces Américains viennent au monde avec le bénéfice acquis de toutes nos expériences ; ils sont latins par leurs enthousiasmes pour les personnes et leur passion pour les idées, souvent (particulièrement au Pérou, et dans certaines provinces du Brésil) par leurs goûts pour l’art et la poésie, par leur amour des spectacles et des couleurs. Mais ils sont, par l’ambiance américaine, vaccinés en naissant contre la malfaisance des théoriciens et des utopies. Nulle part plus qu’au Brésil, Auguste Comte n’est honoré, n’est cité et, qui mieux est, n’est lu de tous les intellectuels ; la révolution de 1889 a choisi pour devise celle du père du positivisme, « ordre et progrès. » Naturellement séparées de l’Etat, les Eglises sont absolument libres, mais n’exercent aucune autorité politique, les pouvoirs publics voisinent avec elles sans prétendre les entraver ni les servir, ils les traitent en forces sociales et ne les combattraient que si elles tentaient d’empiéter sur un domaine qui n’est pas le leur ; l’an