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Au contraire, les chefs qui se sont inspirés de passions locales, qui s’appuyèrent seulement sur des élémens indigènes, ont fait œuvre essentiellement éphémère ; leurs exploits ont nettement le caractère d’accidens : au Venezuela, Boves promena, de parti en parti, ses terribles llaneros, pasteurs indiens et métis, qu’il lançait au pillage plutôt qu’à la guerre, en parvenu qui avait naguère fait métier de pirate, puis d’épicier. Au Mexique, le curé Michel Hidalgo se perdit parce qu’il s’entoura seulement d’Indiens, dont les cruautés révoltèrent même les créoles gagnés à la cause de l’indépendance. Mais comment des hommes ignorans, n’ayant jamais connu sans doute du régime espagnol qu’un collecteur d’impôts ou un moine prêcheur, auraient-ils mis des idées plus larges au service de passions moins localisées ?

La guérilla de ces francs-tireurs ne devait pas d’ailleurs ruiner l’administration coloniale espagnole moins sûrement que la guerre proprement dite, menée par les libérateurs instruits ; cette administration était extérieure au pays, une simple poussée la renverserait, sans grands efforts. Après le rétablissement de Ferdinand VII en Espagne (1813), les troupes royalistes ont repris l’avantage, particulièrement au Mexique et au Pérou, mais pour quelques mois seulement ; Ferdinand VII, que Napoléon qualifiait, sans indulgence et sans erreur, « très faux, très bête et très méchant, » était de ces hommes auxquels la vie n’apprend rien ; féru de « restaurer, » en Amérique aussi bien qu’en Espagne, il ne méritait même pas les succès temporaires que lui valurent, sur la désunion des coloniaux, la vaillance et la réelle habileté tactique de quelques généraux. A partir de 1817, l’autorité métropolitaine est en recul partout, et cette fois sans espoir de revanche ; le Chili est évacué au lendemain de la bataille de Maypu (5 avril 1818), les vice-royautés du Nord sont entièrement occupées par les patriotes en 1821 ; Victoria organise en 1824 la République mexicaine ; en 1826, Callao, port de Lima, tombe aux mains des républicains et les derniers soldats espagnols repartent pour l’Europe.

Victoire, assurément, mais qui n’avait abattu que le frêle édifice de l’administration espagnole ; elle laissait apparaître le chaos profond de sociétés en enfance, hispanisées assez solidement pour n’évoluer plus que dans un cadre latin, mais sans unités nationales, sans institutions politiques, débarrassées d’une