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nuit, au moindre bruit, je sursaute, je crois qu’on vient me chercher, que c’est la fin. Ah ! quelles vacances ! Je ne suis pas sorti de Capdeville depuis deux mois, pas même pour une journée à Montauban. Je m’extermine de travail pour oublier un peu. J’ai entrepris et achevé tout un drame rustique en quatre actes qui a chance d’être joué l’hiver prochain au Gymnase. Je vais me remettre à mon roman roussillonnais. Mais je me demande, non sans inquiétude, ce que peut valoir un travail fait dans de pareilles conditions. Je n’ose pas vous promettre d’aller vous voir à Périgueux. J’aurais pourtant besoin de quelques heures de distraction et de bonne amitié. Si je sors, ce sera pour aller chez vous. Pourrai-je sortir ? Je dépends de la maladie et des médecins. S’il y a un arrêt dans l’état de ma mère, si les médecins me garantissent un peu de sécurité pour quelques jours, je partirai. Pour le moment, je ne peux rien décider, ni rien prévoir. Vous me plaignez, n’est-ce pas ? en attendant de me plaindre davantage. Rien que des mois, peut-être des semaines me séparent d’une heure terrible à laquelle je ne peux pas penser sans frémir. Quand je pense à l’ébranlement nerveux que j’ai eu après la mort de mon père ! Et cette fois ce sera pire ! Où prendrai-je la force et la résignation nécessaires ? Pardonnez-moi cet accès d’égoïsme et croyez-moi votre toujours dévoué.


Capdeville, 1900.

Merci de votre affectueuse lettre, ma chère amie ; elle m’a fait du bien. C’est une grande douceur pour moi de pouvoir compter sur vous. J’aime à penser à ce refuge pour les jours mauvais, à cette possibilité de renouveler ma vie à des sources fraîches. Rien de nouveau ici, sinon que ma pauvre malade renonce peu à peu à la lutte par trop inégale qu’elle soutenait contre le mal. Elle n’espère plus autant, elle entre dans des idées de résignation, de préparation à l’inévitable. Elle se déshabitue d’agir et de vouloir. Plus de projets comme elle en faisait chaque matin pour la journée et qu’elle oubliait aussitôt faits, plus d’ordre d’atteler pour des visites qu’elle renonçait à faire. Le présent s’efface et se recule : c’est le passé qui revient, les mille détails de l’autrefois, les robes qu’elle portait, à dix ans, des propos de grands-parens, des souvenirs de pension, les journées, les heures abolies. C’est comme si le néant, la poussière des