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j’étais alors, causant avec moi de tous les riens de la vie champêtre qui étaient le fond de mon âme. Et je me sentais grandir à être ainsi comprise, à pouvoir admirer avec lui les mêmes choses, à les trouver belles de la même manière. Déjà ensemble nous admirions,… Et cette admiration commune de la nature fut, pendant les vingt-sept années que dura l’échange affectueux de nos pensées, comme l’accompagnement continuel de nos causeries et le refuge aux heures tristes. Pour lui ce sentiment magnifiait, transformait tout en une minute ; les spectacles les plus simples de la vie rurale, suivant le moment et l’heure, prenaient une forme, une importance inouïes : son imagination se passionnait, dramatisait, s’attendrissait. Je l’entends encore me dire : « Ah ! ma chère amie, que c’est beau ! De quoi sont privés ceux qui ne savent pas admirer ! » Et nous avons tant admiré ensemble, en effet, son pays et le mien, la montagne et la mer, les beaux couchans et les lumineux clairs de lune, les couleurs, les verdures, les horizons, puis aussi toutes les belles œuvres humaines !

L’amitié pour lui était sacrée, il la pratiquait d’une manière grande et noble, sans une dissonance ni une faute, mais toujours avec quelque cérémonie qui la rendait élégante.

Il me mêla ensuite aux affections de sa famille et les siens m’ont accueillie avec une amabilité touchante qui devint de l’affection. Je peux dire même que, depuis sa mort, ces relations se sont encore resserrées dans son cher souvenir. Quand sa mère mourut, comme j’étais accourue pour la pleurer avec lui, il désira aux obsèques me mettre au même rang que ses belles-filles. A lui également tous les miens ont été chers, mes parens, mon mari, mes filles ; plus tard, il fut le second parrain de mon fils.

Nous partagions beaucoup nos peines et nos joies ; en général la lecture des lettres en donne mal l’idée ; d’abord elles sont incomplètes : nous ne nous écrivions que quand nous ne pouvions pas nous voir et cependant nous avons souvent passé ensemble de longs mois que ses lettres ne paraissent pas attester. Mais les difficultés à nous rejoindre venaient le plus souvent d’un découragement subit de sa part, d’une inquiétude de sa santé. Emile Pouvillon, qui aimait tant la force de la vie, redoutait la faiblesse et la maladie. Peut-être sentait-il en soi-même les atteintes certaines du mal inexorable, mais cela se voyait tellement peu aux apparences, il était si jeune de tournure, de mouvement, de regard, que nous le grondions sans le plaindre ; nous le traitions de malade imaginaire, d’exagéré ; il l’était quelquefois, en effet, le cher ami, car, aux descriptions qu’il faisait de son état, on l’aurait cru devenu subitement infirme ou boiteux ; mais, ces crises passées, il faisait, suivant sa jolie expression, « la toilette de son âme, » et il refleurissait dans une nouvelle vigueur de jeunesse