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aguets devant les aspects multiples et changeans de la réalité. Bien loin de se cloîtrer dans son Croisset, il n’est occupé que de ses contemporains, pour en donner une image plus véridique. Il s’observe lui-même, autant et peut-être plus que les autres : c’est ce que nous fera mieux comprendre la première Education sentimentale, qui n’est guère qu’une autobiographie. Flaubert, dans sa correspondance, s’accuse d’avoir abusé de l’analyse : on jugera qu’il ne se vantait point. Enfin, à toute l’expérience qu’il tirait de lui-même, du spectacle des mœurs et de la pratique des hommes, il a prétendu ajouter celle des livres. Et il a cherché aussi, par l’étude approfondie des maîtres, à perfectionner ses procédés de style. Il lisait continuellement et relisait ses auteurs de prédilection.

Ce fut un bourreau de lecture : ses carnets nous le prouvent une fois de plus, — et surabondamment. Lui-même dressait, de temps en temps, la liste des livres qu’il avait dévorés pendant une saison. Ce sont de véritables catalogues qui rappellent le pantagruélique appétit livresque des héros de Rabelais. En juin 1874, il calcule que, depuis le mois d’août 1872, il a lu exactement 309 volumes : soit, environ, un volume tous les deux jours. Et qu’on ne s’imagine pas qu’il se noyait dans le fatras bibliographique ! Si les sujets de ses romans l’obligent à fouiller des bouquins très spéciaux, il ne leur sacrifie pas les lectures substantielles et solides. Parmi des titres extravagans ou strictement techniques, j’en relève d’autres comme ceux-ci : Les Epoques de la nature de Buffon, l’Esthétique de Hegel, la Dramaturgie de Hambourg de Lessing, le Beaumarchais de Loménie, le Lascaris de Villemain, ou les Ennemis de Voltaire de Nisard. A côté de cela, ses bréviaires assidus : Montaigne, La Bruyère, Montesquieu, les tragiques grecs, Aristophane, Virgile surtout, pour qui il avait un culte, sur les vers duquel il se pâmait. — c’est lui qui le dit, — « comme un vieux professeur de rhétorique. » Il disait aussi — et c’était même une de ses phrases favorites — que « personne ne lit les classiques. » Personne ne les a lus davantage que lui.

Et ce n’était pas seulement un lettré, c’était un cerveau encyclopédique. A part Taine et Renan, je ne vois aucun de ses contemporains qui ait eu une culture aussi étendue que Flaubert.


Louis BERTRAND.