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des dormeurs. Je pense à 1 âge de Saturne décrit par Hésiode. Voilà comme on a voyagé pendant de longs siècles. A peine sortons-nous de là, nous autres…


Écrit en revenant de Tunis et de la province de Constantine, où Flaubert était allé se documenter pour Salammbô (avril-mai 1858) :


… Voilà trois jours passés à peu près exclusivement à dormir. Mon voyage est considérablement reculé, oublié, tout est confus dans ma tête. Je suis comme si je sortais d’un bal masqué de deux mois. Vais-je travailler ? Vais-je m’ennuyer ?

Que toutes les énergies de la nature, que j’ai aspirées, me pénètrent et qu’elles s’exhalent dans mon livre. A moi, puissances de l’émotion plastique ! Résurrection du passé, à moi, à moi ! Il faut faire, à travers le Beau, vivant et vrai quand même. Pitié pour ma volonté, Dieu des âmes ! Donne-moi la Force, et l’Espoir !…

Nuit du samedi (12 juin) au dimanche 13, minuit.


Nous terminerons par ces lignes, qui sont la plus éloquente préface qu’on puisse inscrire en tête de Salammbô, — et qui résument à peu près toute l’esthétique de Flaubert : « A travers le Beau, faire vivant et vrai quand même ! »

Les dernières phrases, dont l’accent est si profondément chrétien, surprendront sans doute. On sera tenté de retourner contre elles la critique que Flaubert lui-même adressait tout à l’heure à Renan et de n’y voir qu’un effet de style, une « façon de parler. » Que c’est étrange, cette invocation au « Dieu des âmes, » dans la bouche du sceptique qui écrivit Bouvard et Pécuchet, du spinoziste qui conçut la première Tentation de saint Antoine ! N’essayons point de scruter les arrière-fonds de sa conscience : c’est le secret des ténèbres pour nous ! Mais ce cri si émouvant qui lui échappa durant cette veillée d’armes, avant de se jeter dans un énorme labeur de cinq années, nous révèle mieux que toutes les dissertations combien l’art était ; pour lui, une chose sérieuse. A défaut d’un autre idéal, il lui donna tout son cœur.

Être digne de l’art, être un artiste accompli, — c’est cet ardent désir que l’on sent percer à travers toutes les notes éparses que nous avons recueillies. C’est lui qui les vivifie et qui leur prête un sens parfois supérieur à celui des mots rapides où court la pensée de l’auteur. Nous pénétrons ainsi davantage dans l’intimité de son travail et de sa vie d’écrivain. Sans cesse, nous le trouvons aux