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sourdre de terre. Nous ne sommes plus qu’à 333 mètres d’altitude et les habitans de la zone marécageuse du Téraï se nomment des aoulias. Mes hommes profitent d’un quart d’heure d’arrêt pour s’asseoir en cercle et manger. Puis, à la tombée subite de la nuit, nous nous engageons dans une autre vallée, que nous suivons jusqu’à la route de plaine. Des chariots attelés de buffles commencent à circuler. A Semrabassa, les coolies font khana, dîner. Il est huit heures et demie ; sous un beau clair de lune qui filtre à travers la brousse, le long de la route, je m’endors et ne me réveille plus qu’à une heure du matin, devant mon bungalow de Raxaoul.


La route du retour est propice aux réflexions. Dans le train qui m’emporte vers Darjeeling, je songe avec mélancolie à cette « vallée interdite » où plus jamais je ne remonterai ; je repasse dans mon esprit les jours charmans que je viens de vivre là-haut, et qui déjà ne sont plus que des souvenirs. Quand je compare l’accueil si courtois, si distingué qui a été fait, à Katmandou, à la voyageuse française, avec la défiance générale que les Népalais témoignent pour tout ce qui vient du dehors, je suis pénétrée par un double sentiment de gratitude d’abord, d’admiration ensuite. J’admire l’énergie de ces montagnards qui défendent non seulement leur autonomie, mais aussi l’originalité de leur civilisation, contre la pénétration étrangère. La résistance de ce petit pays à l’invasion, sous quelque forme qu’elle se produise, n’est pas inspirée par une xénophobie grossière et brutale, mais par une légitime conscience de son individualité historique. Perdu dans ses montagnes, traversé par les sentiers effroyables qui mènent des vallées hindoues aux plateaux tibétains et, au-delà, jusqu’aux plaines chinoises, le Népal a été la station intermédiaire où deux grandes civilisations, celle de l’Inde et colle de la Chine, ont échangé, outre leurs marchandises, leurs conceptions religieuses, sociales, artistiques. Nous avons noté cette double influence au cours de nos pérégrinations dans la vallée. Parmi les populations du Népal, les unes sont venues du Nord, par le Tibet, les autres du Sud. Du mélange de ces deux courans est issue une civilisation originale qui, à son tour, a rayonné sur les peuples voisins. Le Népal n’est plus l’Inde, mais il n’est pas encore la Chine ; entre les deux pays et les deux cultures, il forme la transition.