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rablement. Il écrivait : « Je suis dans un état d’irritabilité chronique sur lequel je m’accorde, dans les meilleurs instans, une sorte de revanche qui n’est pas des plus belles : cela prend la forme d’un excès de dureté… » — Il écrivait encore, un peu plus tard : « Je suis tendu, oppressé, nuit et jour, d’une manière insupportable par le devoir qui m’est imposé [continuer son œuvre, évidemment] et par les conditions de ma vie qui sont absolument contraires à l’accomplissement de ce devoir. C’est là, sans doute, qu’il faut chercher la cause de ma détresse… Ma santé, grâce à un hiver exceptionnellement beau, à une bonne nourriture, à de longues promenades, est restée suffisamment bonne. Rien n’est malade, que la pauvre âme. D’ailleurs, je ne tairai pas que mon hiver a été très riche en acquisitions spirituelles pour ma grande œuvre. Donc, l’esprit n’est pas malade ; rien n’est malade que la pauvre âme. »

Il passa l’été en Engadine, été pluvieux et maladif. On remarqua alors en lui des allures déjà un peu étranges. Il rentra à Turin en septembre et d’une part écrivit Ecce homo, petit livre où éclate un orgueil auprès duquel l’orgueil ordinaire de Nietzsche est de la modestie ; et, d’autre part, se sentit heureux, pour la première fois de sa vie, bien portant, allègre, en état paradisiaque. C’était la paralysie générale qui commençait. En janvier 1889, Nietzsche avait absolument perdu la raison.

Il survécut, sans la retrouver jamais, pendant neuf ans et sept mois. Pendant ce temps, ses ouvrages étaient traduits dans toutes les langues, lus partout avec enthousiasme ou admiration, même en Allemagne ; et la gloire de Nietzsche éclatait et se répandait comme un incendie. Schopenhauer a raison. Il y a certainement quelque part quelqu’un qui se moque de nous.

Émile Faguet.