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Je sais : tu dois heurter tout ce qui vit sur terre ;
Rien ici-bas ne peut se soustraire à ta loi.
Vivre sans toi, ce serait beau ; je ne puis taire
Que tu vaux cependant que l’on vive avec toi.


Elle finit pourtant par déclarer qu’elle ne voulait pas se marier. — « Moi non plus, » aurait pu dire Nietzsche. Mais Mlle Salomé ne voulait pas même d’un mariage spirituel, pour lequel, du reste, comme on sait, il faut plus d’amour que pour un autre.

Nietzsche n’avait jamais eu d’années de bonheur, mais ses dernières années de vie consciente furent désespérées et douloureuses. Il souffrait de toutes les douleurs névralgiques possibles. Il ne pouvait dormir qu’à coups de chloral. Il avait quelquefois un léger réconfort, ce jeune Lousky par exemple, qui s’éprit de lui, le visita lyriquement, le courtisa et lui donna l’illusion d’un Eckermann. Il lui dit : « Maître, » et le pauvre Nietzsche, reconnaissant pour si peu, fit cette remarque : « Vous êtes le premier qui m’appeliez ainsi. »

Et toujours pas de lecteur et, par conséquent, pas d’éditeur. Par delà le bien et le mal ne pouvait pas trouver dans toute l’Allemagne quelqu’un qui le publiât ! Nietzsche sombrait dans la tristesse. Il écrivait pour être mise dans Zarathoustra cette page qu’il retrancha avant la publication, par une sorte de pudeur de sa tristesse et de son attendrissement : « Mes enfans, ma race au sang pur ; ma belle race nouvelle, qu’est-ce qui retient mes enfans sur leurs îles ? N’est-il pas temps, grand temps qu’ils reviennent enfin vers leur père ? Ne savent-ils pas que ma chevelure grisonne et blanchit dans l’attente ? Va, va, esprit des tempêtes, indomptable et bon ! Quitte la gorge de tes montagnes, précipite-toi sur les mers et, dès avant ce soir, bénis mes enfans… Ils te demanderont : Vit-il encore, notre père Zarathoustra ? Quoi, est-il vrai, notre père Zarathoustra vit encore ? Notre vieux père Zarathoustra aime encore ses enfans ? Le vent souffle, le vent souffle ; la lune resplendit. Oh ! mes lointains enfans, si lointains, que n’êtes-vous ici auprès de votre père ? … »

À l’approche d’une Noël, il écrit à sa sœur : « Comme c’est bête que je n’aie personne ici qui puisse rire avec moi ! Si je me portais mieux et si j’étais plus riche, pour connaître un peu de gaîté, je voudrais m’établir au Japon. À Venise, je suis heureux, parce que l’on peut, sans trop de peine, y vivre à la japonaise.