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le parler lont, dénotaient son organisation d’artiste… L’œil étant à la fois d’un observateur, d’un fanatique ou d’un visionnaire… »

Il fit des études ordinaires au plus prochain collège. Il travaillait convenablement, surtout lisait. Il lisait principalement Schiller, Hölderlin, Byron. Un mot de Byron le frappa, et devait rester fiché éternellement dans son esprit comme une flèche. « Le savoir est deuil ; ceux qui savent le plus pleurent plus profondément la vérité fatale ; l’arbre de savoir n’est pas l’arbre de vie. » Cela devait devenir chez Nietzsche : « La vérité, cette forme la moins efficace de la connaissance, » et autres apophtegmes analogues ou dérivés, qu’il n’est pas que vous ne sachiez.

Il avait dix-sept ans quand sa vocation philosophique et en même temps la terreur de la suivre se dressèrent en son esprit. Philosopher ? Ébranler des croyances religieuses, ne fût-ce qu’en pensant indépendamment d’elles, avec des idées dont on ne sera jamais sûr ? « Se jeter, sans guide et sans compas, sur l’Océan du doute, c’est perte et folie pour un jeune cerveau. De la philosophie le résultat, c’est un trouble infini jeté dans les pensées populaires, et ce résultat est désolant… L’existence de Dieu, l’immortalité, l’autorité de la Bible, la révélation, resteront à jamais des problèmes. J’ai essayé de tout nier. Oh ! Détruire est aisé ; mais reconstruire ! »

Il méditait sur la destinée d’Hœlderlin qu’il avait découvert quand personne ne s’occupait de lui. Cet Hœlderlin est comme une première épreuve de Nietzsche. Il figure Nietzsche comme le Premier Testament figure par avance le Nouveau. Fils de pasteur, il était étudiant en théologie à Tubingue vers 1780, avec Hegel. Il cessa de croire. Il s’enivra de Gœthe et de Rousseau. Il fut précepteur dans des maisons riches, renonça à ce métier triste, vécut solitaire et besogneux, écrivit des poèmes où est poursuivie la fusion de l’âme allemande et de l’âme grecque, d’autres où est rêvée une race d’hommes surhumains, d’autres où le poète-philosophe se retire loin des hommes et finit par se jeter dans la gueule de l’Etna. Il accepta, pour soulager les siens du soin de le nourrir, je ne sais quel emploi, — sans doute un préceptorat, — à Bordeaux. Six mois après il revint. Il était hâve, décharné, en haillons. Il avait traversé la France, à pied, sous le soleil d’août. Il était déjà égaré ; quelques jours après, il était fou. Il resta tel pendant quarante ans.