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brume les calmes et nobles rivages de ses eaux dormantes. Ils ont l’avantage de nous en ouvrir les profondeurs jusqu’au lit de roc ou de sable. Les luttes religieuses sont les plus beaux soubresauts de l’humanité. Le désintéressement y semble toujours plus vraisemblable que dans les luttes politiques, ou du moins l’intérêt qu’on y débat m’y paraît très supérieur. Les luttes politiques elles-mêmes, dès qu’elles gagnent une région plus haute que nos misérables querelles, leur empruntent, pour mieux nous prendre l’âme, leur tour mystique et leur langage. Tout ce que l’homme a de meilleur : sa sensibilité, son intelligence, sa soif de découvertes et d’aventures, sa passion de réformes, son ambition de recréer l’Univers selon sa logique ou selon son cœur, y trouve un merveilleux emploi. On souhaiterait seulement que la Suède nous en eût montré de plus riches et qui servissent mieux à notre édification. Mais la pensée de ce grand pays a tant de chemin à parcourir des fjells lapons aux flots de la Baltique qu’elle passe rarement ses frontières. Que fera-t-elle demain en présence du socialisme qui s’infiltre peu à peu dans ses vallées les plus lointaines ? Selma Lagerlöf, avant Jérusalem, avait écrit un roman intitulé Les Miracles de l’Antéchrist. Pour elle, l’Antéchrist, cette contrefaçon du Christianisme, prétend réaliser le bonheur et la justice sur la terre et y bâtir la nouvelle Jérusalem. Je regrette qu’au lieu d’en transporter le sujet en Sicile, elle ne l’ait pas placé dans sa Dalécarlie ou au Norrland. L’Antéchrist est-il destiné à opérer des miracles en Suède ? Pourra-t-il accaparer l’esprit religieux du peuple et le faire servir à ses fins ? J’ai beau avoir vécu quelque temps dans l’ombre des apôtres et des prophètes suédois : ils ne m’ont point transmis leur don ou leur audace de divination. Il ne serait pas invraisemblable qu’on écrivît un jour sur les sectes socialistes suédoises un chapitre, dont je souhaite qu’il vaille beaucoup mieux que celui-ci, mais que je voudrais bien écrire moi-même, si, quand on aime un pays qui vous a si fortement captivé, on ne saurait concevoir de plus mélancolique désir que de le revoir… cent ans après.


ANDRE BELLESSORT.