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n’avait pas commis. La prison lui fut presque agréable : aucun dérangement, aucune inquiétude ne l’empêchait d’y mener la vie d’un juste. Mais il lui parut qu’une telle vie solitaire ressemblait à un moulin qui tourne et continue de tourner sans blé entre ses meules. Ce ne peut être l’idéal des êtres humains : Dieu, qui les a multipliés sur la terre, a certainement voulu qu’ils fussent les uns pour les autres un secours, un appui, et non une cause de perdition. Il en a donc conclu qu’un petit rouage s’était faussé dans la doctrine du Christ. Rien n’y manquait aux premiers jours ; mais le Diable en a retiré ce commandement : « Vous qui aspirez à vivre une vie chrétienne, vous devez chercher assistance dans votre prochain. » Si nous nous proposions de fonder une fabrique, nous chercherions des actionnaires. S’il s’agissait de construire un chemin de fer, à combien de gens ne serions-nous pas obligés de nous adresser ? Or, ce qu’il y a de plus difficile au monde, vivre une vie chrétienne, nous prétendons le faire seuls et sans appui ! Au sortir de prison, il alla trouver un camarade et le pria de l’aider à mener une vie de justice. « Du moment que nous fûmes deux, cela nous devint plus aisé, et, quand un troisième, puis un quatrième se joignirent à nous, ce fut encore plus commode. Nous sommes trente aujourd’hui qui demeurons ensemble et qui mettons tout en commun… Notre communauté est la vraie Jérusalem descendue des cieux. » Telle est la doctrine de ce nouvel apôtre. Il ne l’expose pas théoriquement ; il procède par interrogations et par de courts oracles dont il excelle à stimuler la curiosité des esprits. Il dira à un vieux forgeron qui se réjouit d’entendre résonner autour de son marteau les marteaux de ses enfans : « Maintenant que tes fils t’assistent de bon cœur dans les choses de la terre, leur demandes-tu leur assistance dans les choses de l’âme ? » Il dira à une femme désespérée qui a déjà accroché la corde pour se pendre : « Ne te fais pas de mal, car le temps approche où tu vivras en justice. » Il entremêle ainsi l’ironie socratique et la prédiction sibylline.

Il est admirable. Il exprime, comme tous les hérétiques qui ont depuis deux siècles révolutionné des cantons suédois, la protestation des âmes contre le salut individuel et leur violent ressac contre la solitude. Ce n’est pas à l’isolement et au silence monastique qu’elles tendent. L’isolement, elles l’ont hérité dès leur, berceau : le silence, elles en ont épuisé dès leur jeunesse le