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à un faucon… » Voilà un faucon qu’apprivoisera Luther ! Du reste, nous connaissons assez mal les temps catholiques de la Suède. La Réforme s’est empressée de les noyer dans une ombre épaisse où l’auréole de sainte Brigitte ne fait qu’un point lumineux. Mais il me semble que Heidenstam, qui a toujours prononcé sur le peuple Scandinave des paroles essentielles, en a marqué l’esprit déjà protestant dans ce passage d’une poésie saisissante :

« C’est la veille de l’entrée de Sigurd à Jérusalem. L’ombre du soir grimpe la montagne, vive et hardie comme un cheval noir. Sur le rempart, les chevaliers Francs et Latins causent trop pour songer au soleil qui se couche et ne sentent pas la beauté du paysage. Les roses blanches que le plus jeune des chevaliers cueille avec tant de zèle près de Siloa seront dédiées à la Vierge et orneront son autel. C’est pourquoi il a enlevé son gant de fer et pourquoi ses doigts nus saignent sous les épines. Les autres chevaliers parlent des riches tapis que, le lendemain, à l’entrée de Sigurd, on étendra dans les rues de la Ville. Les plus beaux ont été fabriqués par les Sœurs Johannites avec du soleil et des roses blanches de Siloa. Personne n’a le courage d’y mettre le pied sans se déchausser et sans en baiser les franges tissées d’argent… Mais, dans le camp, Sigurd, assis au long festin bruyant, n’écoute pas les rires ; il presse sa main contre son front ; et ses cheveux jaunes retombent sur son bras vigoureux. Il songe à son home lointain, à l’aboiement des chiens dans le domaine royal de Lade. Il regarde fixement le crépuscule et l’emplit de sa mélancolie. « Hommes du Nord, crie-t-il, — et son poing fermé fait trembler la table, — demain on tapissera les rues des plus précieux tapis, pour nous. Hommes du Nord, nous ne nous montrerons pas éblouis comme de pauvres hères ; nous ne descendrons point de nos chevaux ; mais calmement nous chevaucherons, et nous laisserons le sabot de nos bêtes trouer les tapis pour montrer aux Chevaliers de la Croix quel peu de cas nous faisons de ces vaines œuvres humaines ! »

Un amour-propre indomptable, et, sous l’impassibilité du visage, une nostalgie toujours frémissante ; le mépris de l’art, mais le sentiment de la nature ; la défiance de tout ce qui flatte et caresse nos sens ; la volonté de se présenter devant Dieu sans l’ornement des œuvres et dans toute la nudité de la foi ; ces mêmes traits, que Heidenstam symbolise en son personnage de