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à celles que notre esprit veut faire à sa guise, car je le crois un grand visionnaire. »

Heureusement pour Marianne qu’elle fait connaissance, au lit de mort de son amie, d’un religieux qui s’intéresse à son sort. Il s’en va chercher un homme riche et charitable, M. de Climal, et les voilà tous trois conférant sur la destinée de notre sensitive :

« M. de Climal, dit Marianne, nous reçut bonnement et sans façon. Il jeta un coup d’œil sur moi et puis nous fît asseoir.

« Le cœur me battait, j’étais honteuse, embarrassée ; je n’osais lever les yeux, mon petit amour-propre était étonné, et ne savait où il en était. — Voyons, de quoi s’agit-il ? dit alors notre homme pour entamer la conversation. Là-dessus le religieux lui conta mon histoire. Voilà, répondit-il, une aventure bien particulière, et une situation bien triste !… Quel âge avez-vous, ma chère enfant ? ajouta-t-il. À cette question je me mis à soupirer sans pouvoir répondre. — Ne vous affligez pas, me dit-il, prenez courage, je ne demande qu’à vous être utile… Quel âge avez-vous à peu près ? — Quinze ans et demi, repris-je, et peut-être plus. — Effectivement, dit-il, en se tournant du côté du Père, à la voir on lui en donnerait davantage…

« — Mais revenons au plus pressé : comme vous n’avez nulle fortune en ce monde, il faut voir à quoi vous vous destinez. La Demoiselle qui est morte n’avait-elle rien résolu pour vous ? — Elle avait l’intention de me mettre chez une marchande. — Fort bien, reprit-il, j’approuve ses vues, sont-elles de votre goût ? Parlez franchement, il y a plusieurs choses qui peuvent vous convenir ! J’ai par exemple une belle-sœur qui est une personne raisonnable, fort à son aise et qui vient de perdre une demoiselle qui était à son service, qu’elle aimait beaucoup et à qui elle aurait fait du bien dans la suite. Si vous vouliez tenir sa place, je suis persuadé qu’elle vous prendrait avec plaisir…

« Cette proposition me fit rougir. — Hélas ! monsieur, lui dis-je, quoique je n’aie rien, et que je ne sache qui je suis, j’aimerais mieux mourir que d’être chez quelqu’un en qualité de domestique. Je lui répondis cela d’une façon fort triste ; après quoi, versant quelques larmes : — Puisque je suis obligée de travailler pour vivre, ajoutai-je en sanglotant, je préfère le plus petit métier qu’il y ait, et le plus pénible, pourvu que je sois libre, à l’état dont vous me parlez. — Eh ! mon enfant, me dit-il,