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n’en sait rien le plus souvent, et de même l’historien a peine à se rendre compte des courans mystérieux qui, venus subitement du pôle Nord ou du pôle Sud, entraînent les esprits et les sentimens dans des directions imprévues et vers un but secret qu’ils ne soupçonnaient pas.

Cependant, la part faite à l’accident, il est aisé de découvrir pourquoi la société française du XVIIIe siècle fut accessible à ce qu’on pourrait nommer la contagion bienfaisante de la sensibilité. La philosophie du sentiment, qui fut si puissante au XVIIIe siècle en France, en Allemagne et en Angleterre, et dont l’origine remonte à la philosophie de Leibnitz, ne suffit pas, en tant qu’enseignement philosophique, à rendre compte de l’histoire des mœurs. Les idées se réalisent bien dans l’histoire, mais elles s’y réalisent indirectement, en se servant d’agens qui leur sont étrangers, qui souvent même leur semblent contraires. L’histoire, selon le point de vue où l’on se met, est tour à tour un système, une épopée ou une étude médicale ; et, à côté de la philosophie de l’histoire, il y a place pour une autre science, qu’on pourrait appeler la physiologie des sociétés. Eh bien ! en envisageant au point de vue physiologique la société française du XVIIIe siècle, on comprend qu’elle offrait au développement et à la diffusion de la sensibilité un milieu favorable.

On peut considérer le cœur sensible sous deux faces. D’une part, il est plus délicat pour lui-même, moins aguerri contre la souffrance, plus dépendant des circonstances, moins endurci, plus douillet ; et quand il s’abandonne avec trop de complaisance à sa sensibilité, il finit par être comme un malade dans la chambre duquel il faut avoir soin de parler bas, en même temps que sous sa fenêtre il est prudent d’étendre une jonchée de paille pour amortir les bruits de la rue. Mais, alors même que le cœur sensible ne tombe pas dans ces délicatesses outrées, il est de sa nature d’attacher une grande importance à ses impressions ; il s’en occupe, il les analyse, les examine, en tient registre et il les juge dignes d’intéresser autrui ; ce qui fait qu’au lieu de les renfermer en lui, il s’en ouvré volontiers et en dit l’histoire à qui veut l’entendre. De là le développement que prit au XVIIIe siècle la littérature des Mémoires intimes, dont les auteurs se soucient moins de conter les événemens politiques où ils ont pu être mêlés, crue de se raconter