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affectueusement : « Quand donc vous déciderez-vous à vous bas-bleuter, et à faire partie de notre confrérie ? » Et c’est également Hannah More, — pour m’en tenir à ces quelques traits, cités au hasard parmi beaucoup d’autres, — qui, en 1786, publiera un long poème intitulé, à la française, le Bas Bleu, où elle célébrera, avec un cortège un peu fastidieux d’épithètes louangeuses, aussi bien les principaux écrivains anglais de son temps que les maîtresses de salons les plus empressées à les accueillir. Après quoi, vers 1790, l’appellation ainsi lancée se teintera peu à peu d’une légère nuance défavorable ; le mot « bas bleu, » à ce moment, continuera de pouvoir désigner indifféremment un homme de lettres mondain ou une dame ayant des goûts « intellectuels : » mais déjà l’on commencera à ne plus l’employer qu’avec une ombre d’ironique dédain, pour l’appliquer à une personne dont le savoir ou les entretiens comporteront une certaine part d’affectation pédantesque. Et voici enfin, par une autre série de changemens à peine moins insensibles, que le mot « bas bleu, » dès les premières années du XIXe siècle, revêtira une acception à la fois expressément « uni-sexuelle » et expressément littéraire, ne servant plus maintenant qu’à signifier, avec la même petite nuance de moquerie, une femme qui écrira en prose ou en vers ! Il y aura là une évolution historique dont le cours entier mériterait d’être observé et décrit dans tous ses détails ; mais quant à l’origine philologique du terme, je ne crois pas qu’aucune discussion puisse désormais s’élever sur ce point, en particulier après les innombrables documens que vient de recueillir Mme Ethel Wheeler. Incontestablement, le premier « bas bleu » a été cet « athlétique » petit-fils d’évêque qui, aux environs de 1760, émerveillait de sa science et de son esprit, — comme sans doute aussi de la liberté, toute « philosophique, » de sa tenue, — les deux salons rivaux de Mme Montagu et de Mme Vesey.


Et ce n’est pas tout. Si le vocabulaire, anglais et français, n’a plus cessé dorénavant d’attacher au mot « bas bleu » la signification restreinte et légèrement méprisante que Von sait, les historiens de la littérature anglaise, de leur côté, sont demeurés d’accord pour comprendre, sous ce même mot, le groupe nombreux et divers d’hommes de lettres ou de dames « intellectuelles » à qui s’est trouvée appliquée, tout d’abord, la désignation pittoresque empruntée au « grave » costume de Benjamin Stillingfleet. Les « Bas Bleus, » pour eux, sont quelque chose d’équivalent à ce que représente pour nous ce groupe non moins indéfinissable des « philosophes » qui, vers le même temps,