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l’on avait coutume de s’écrier, dans tous les salons : « Impossible de « rien faire de bon sans notre Stillingfleet ! »

Ou plutôt ce n’est pas ainsi que l’on s’exprimait, et j’ai changé à dessein le dernier mot de la citation. Car ce charmant Stillingfleet offrait encore, dans sa mise, une particularité plus singulière que tous ses talens, et d’après laquelle on avait coutume de le désigner. « Sa tenue, nous apprend le même Boswell, était d’une gravité remarquable, et notamment l’on observait qu’il portait toujours des bas bleus. » Si bien que la véritable phrase, pour déplorer le vide causé par son absence, était : « Impossible de rien faire de bon sans nos Bas Bleus ! » Le fait est que ce détail du costume de Stillingfleet doit avoir frappé très vivement l’imagination des habitués des divers salons « intellectuels » de Londres. Durant l’année 1756, un correspondant de la maîtresse du plus peuplé et du plus élégant de ces salons, Mme Montagu, écrivait à celle-ci, en parlant d’un de leurs amis communs : « Monsey jure qu’il fera, avant peu, quelque histoire sur vous et votre hôte Stillingfleet ; il ne sera pas dit que vous aurez admis impunément des bas bleus dans votre maison ! » L’année suivante, Mme Montagu écrivait à Monsey : « Je vous assure que notre philosophe, — par où elle entendait Benjamin Stillingfleet, — est devenu tout à fait un homme de plaisir. Délaissant ses vieux amis, comme aussi ses bas bleus, il passe maintenant toutes ses soirées dans les opéras *et joyeuses assemblées. » Et, vers le même temps, une autre maîtresse de salon, Mme Vesey, amie et rivale de Mme Montagu, attachait tant de prix aux visites de l’aimable « philosophe » qu’elle le conjurait « de venir chez elle sans se soucier de sa toilette, et en conservant ses bas bleus. »

Voilà des faits authentiques, absolument hors de doute ; et pareillement, il est sûr que, quinze ou vingt ans environ après cette impression produite par les « bas bleus » de Benjamin Stillingfleet, le mot « bas bleu » est entré déjà dans l’usage courant de la société anglaise, avec une signification assez difficile à préciser, mais impliquant toujours un mélange de grave curiosité littéraire ou philosophique et de brillante conversation mondaine. « J’ai rencontré un nouveau bas bleu, et des plus agréables, » écrira par exemple une des plus illustres femmes-auteurs du temps, Hannah More ; et ce « nouveau bas bleu » se trouvera être un certain personnage dont tout le « bas-bleuisme » parait bien n’avoir consisté qu’en une admiration respectueuse pour la personne et les œuvres de son éminente interlocutrice. À cette même Hannah More, en 1784, son ami Horace Walpole demandera