Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/881

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui commence bientôt à tomber, d’abord fine et intermittente, vers midi, elle s’installe, le tonnerre gronde et le sentier est inondé. Une petite capote m’abrite la tête, des châles me couvrent les genoux, mais j’avais compté sans la trahison de la dandi. Par les fissures l’eau s’introduit peu à peu sans que je m’en aperçoive, et je finis par être noyée. J’éprouvais en ce moment le faible contre-coup d’un terrible cyclone de la mer des Indes, qui s’abattit jusqu’au centre du Dekkan, le couvrit de je ne sais plus combien de pouces d’eau, fit périr 50 000 personnes, et détruisit en partie la belle ville hindoue d’Haïderabad. Comment aurions-nous idée en Europe de ces bouleversemens maritimes et terrestres qui dévastent tout un immense pays !

Tantôt montant, tantôt redescendant les pentes abruptes du Chandraghiri, nous avons de nouveau atteint 2 000 mètres au gros village de Chitlong, intéressant par ses trois vieux tchaityas[1] et son beau dharmsala, pareil à celui que j’ai décrit tout à l’heure, mais dont les angles sont ornés de sujets qui mériteraient examen. Mes porteurs pensent de même sans doute, car ils s’empressent de vouloir m’introduire dans cette sorte de caravansérail. Mais je ne veux pas manquer la tente préparée par les soins du Résident et où un déjeuner m’est promis, de l’autre côté du col. Je proteste si vivement qu’on se remet en route aussitôt, malgré le déluge.

La course est plus dure que je ne pensais. Nous commençons tout de suite l’ascension du second et dernier contrefort qui ferme le Népal ; c’est une pente à pic et boisée. Toute l’équipe des kahars est à ma dandi ; ils peinent sur ces escaliers plus ou moins bien taillés par la nature, sur ces marches étrangement inégales et toutes ruisselantes. Il faut une heure pour gravir cinq cents mètres et atteindre de nouveau la cote 2 500. Puis, vient la descente vertigineuse et si, sur un espace de sept ou huit cents mètres, des gradins informes n’étaient aménagés, le passage serait impraticable. Cinq et même sept hommes se donnent la main à la barre de devant ; ils sont enfin je ne sais combien à la retenir par derrière ; deux ou trois de chaque côté maintiennent l’équilibre de la boîte dans laquelle je me tiens à peu près debout, les yeux plongeant dans le vide. C’est fou, en vérité, mais la pluie tombe avec violence et l’eau roule si fort

  1. Un des noms donnés au monument le plus caractéristique de l’art bouddhique, appelé plus spécialement s loupa et d’où sont issus les tchortens tibétains.