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qui fut à peu près respecté ; en revanche, les flacons se vidèrent prestement, et Frederick recouvra bientôt son assiette.

« Le lendemain de la première de Toussaint-Louverture, conte Lacretelle, j’allai féliciter Frederick. Je le questionnai sur un incident que je n’avais pas compris : « Pourquoi, au cinquième acte, au moment où vous racontez que le tigre a dévoré le corps du blanc et celui du nègre, avez-vous pris un temps si long entre ces deux vers :


Et rongeant leurs deux corps de la tête aux orteils,
En leur ôtant la peau les avait faits pareils.


Frederick rougit. « Je vais vous le dire, répondit-il, et il est bon que les comédiens le sachent, pour ne pas prendre comme moi des habitudes compromettantes. Du quatrième au cinquième acte, j’avais bu une bouteille de bordeaux, afin de soutenir le poids d’une pièce qui s’en allait. Je me suis absolument endormi entre ces deux vers. J’ai même rêvé ! Je n’ai jamais eu si peur, qu’en me réveillant devant ce public. »

Est-il vrai, comme l’affirment Th. Gautier, Musset et tant d’autres écrivains, que toute la gloire de l’acteur descende au tombeau avec lui ? que ce sourire, ces yeux, ce langage si rythmé, cette intelligence qui semblait comprendre tout et ajoutait à tout, passent avec les applaudissemens du monde ; que les parfums évaporés, les sons évanouis, les images fugitives tombent dans le néant, ne laissant pas plus de traces que la barque sur l’eau, que le vol du papillon dans l’air ? A-t-il raison, le poète des Émaux et Camées, quand il compare les comédiens à ce personnage d’un conte d’Hoffmann, qui, assis devant une toile blanche, donnait avec un pinceau sans couleur toutes les touches nécessaires pour réaliser un tableau ? Non, leurs créations ne s’évanouissent pas aussi vite ; ils laissent une tradition, un souvenir, des regrets presque aussi profonds, que les poètes, les musiciens, les peintres et les sculpteurs. Et ce ne sont pas seulement les jeunes comédiens qui font revivre les gestes des aînés célèbres, mais amateurs et lettrés les citent, consacrent leur renommée dans des livres spirituels et des stances éloquentes, tandis que bustes, statues et portraits perpétuent leur image : ils ont leurs historiographes de la plume, du pinceau et du burin. Est-il beaucoup d’écrivains, de compositeurs qui aient inspiré plus d’articles, de volumes même, que Talma ou Mars ?