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la toile sur le coup de poignard d’Antony-Bocage. Voilà le public privé de son dévouement aimé ; cris, tapage, on relève le rideau, Dorval reprend sa position de femme tuée ; mais Antony, rentré dans sa loge, et mécontent, refuse de reparaître, le régisseur le conjure de redescendre, il s’entête tandis que le public fait rage. Dorval, qui veut sauver la situation, se redresse, se love, s’avance jusqu’à la rampe, et dit : « Messieurs, je lui résistais, il m’a assassinée ! » Là-dessus, rires, tonnerre d’applaudissemens et tout le monde s’en va ravi. Le cœur de l’actrice avait, aussi, de l’esprit. Parlant pour une tournée en province, elle avait été priée, par un ami, de visiter la tombe de son père. Mais tout vestige avait disparu, on ne put même pas indiquer la place ; Dorval va chercher une brassée de fleurs, les jette aux quatre coins du cimetière, avec ces mots : « Pour le père de Chaudes-Aigues, de la part de son fils ! »

Et sa réponse à la Malibran ! « Ceux qui ont pu connaître Mme Malibran, savent seuls quelle transfiguration peut produire le souffle divin de l’art sur une nature grêle, desservie par des traits irréguliers. » Malibran entre un soir dans la loge de Dorval, et, après s’être présentée comme une femme du monde, exprime son admiration pour Dorval, son indignation contre la froideur du public de ce soir-là. Mais Dorval a reconnu la Malibran, et, montrant sa photographie à la meilleure place de sa loge, elle dit aux autres visiteurs : « Vous le voyez ! De quel suffrage s’exposerait-on à se priver, en négligeant son jeu sous le prétexte que la pièce est malheureuse, ou que le public est clairsemé ! » C’est encore elle qui remarquait, imitant involontairement Chamfort : « On est si bête quand on est beaucoup ! » Et, après 1830, agacée de tout le tapage qu’on menait autour de La Fayette : « Mon Dieu, qu’on lui donne une perruque tricolore, et qu’on ne m’en parle plus ! »

Auprès de Dorval, plaçons cet autre bohème de génie, Frédérick-Lemaître (1800-1876), le Mirabeau du romantisme au théâtre, le mâle dramatique de Kitty-Bell, le Talma du boulevard, le Talma des Noirs, disait-on après Toussaint-Louverture, outré, mais sublime, et, à tout prendre, un des plus grands comédiens du siècle dernier, malgré l’absence de goût, les défaillances des dernières années, et non pas seulement parce que les types créés par lui sont des flatteries adressées aux passions de la foule. À force de talent il a de l’esprit ; et puis il a