Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/862

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fâché d’apprendre qu’il en fut ainsi, que le poète n’habitait pas toujours sa tour d’ivoire. Avec Dorval, il entra dans la vie passionnée, et pour elle il daignait avoir de l’esprit. Qu’on en juge d’après cette esquisse qu’il trace dans son Journal :

« Une actrice vraiment inspirée est charmante à voir à sa toilette avant d’entrer en scène. Elle parle avec une exagération ravissante de tout, elle se monte la tête sur de petites choses, crie, gémit, rit, soupire, se fâche, caresse, en une minute. Elle se dit malade, souffrante, guérie, bien portante, faible, forte, gaie, mélancolique, en colère, et elle n’est rien de tout cela : elle est impatiente comme un petit cheval de course qui attend qu’on lève la barrière, elle piaffe à sa manière, elle se regarde dans la glace, met son rouge, l’ôte ensuite. Elle essaie sa physionomie et l’aiguise, elle essaie sa voix en parlant haut, elle essaie son âme en passant par tous les tons et tous les sentimens. Elle s’étourdit de l’art et de la scène par avance, elle s’enivre… »

Dorval trompa bientôt Vigny, elle le trompa au lendemain de son triomphe dans Chatterton, non par lâcheté, mais par faiblesse, par la fatalité de ce « tempérament ardent qui est l’imagination des corps. » Il pardonna plusieurs fois, enfin il partit, ne revint plus, et sa seule vengeance fut d’écrire, deux ans après, la Colère de Samson, ce noble cri de mélancolie qui semble si impersonnel, cachant au fond la plaie de son âme et l’amertume de sa pensée.


Une lutte éternelle, en tout temps, en tout lieu,
Se livre sur la terre en présence de Dieu,
Entre la bonté d’Homme et la ruse de Femme,
Car la femme est un être impur de corps et d’âme.
L’homme a toujours besoin de caresse et d’amour ;
Sa mère l’en abreuve alors qu’il vient au jour…
Car la bonté de l’homme est forte, et sa douceur
Excuse, en l’absolvant, l’être faible et menteur…


Tout de même, Dorval a inspiré Quitte pour la peur, Chatterton, la Colère de Samson, et cela suffirait pour illustrer sa mémoire.

Au sujet d’Antony, où elle obtint un éclatant succès, Alexandre Dumas raconte une anecdote qui montre une des facettes de cet esprit original. On donnait la pièce au Palais-Royal, pour un bénéfice ; le régisseur, mal préparé, fait tomber