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appelle joliment : une statuette de Saxe animée par l’esprit de Voltaire, la dernière comédienne du XVIIIe siècle, Déjazet, si protéenne, si universelle, reine du travesti, chanteuse, diseuse, entrant tout de suite en amitié avec le public, unique dans l’art de détacher le mot, d’estomper une scène scabreuse, ayant le tact, la gaieté, la fantaisie, la larme, avec cette grâce osée « qui va jusqu’à un : je m’en f… sublime. » Elle prend tous les masques, tour à tour grisette et grande dame, Frétillon et douairière de Brionne, vicomte de Létorières ou Garat, Lauzun ou Richelieu, Cadet-Buteux et Gentil-Bernard, jouant jusqu’à soixante-quinze ans, presque jusqu’au dernier soupir, afin de faire vivre des enfans qui rappellent surtout la seconde partie de cette maxime d’A. Dumas : les enfans, ça console de tout, excepté d’en avoir ; aimant, elle aussi, les pauvres au point de se rendre semblable à eux ; imprévoyante comme la cigale, amoureuse trop longtemps, un peu moins souvent que ses aïeules du XVIIIe siècle, ayant du moins l’excuse de la sincérité et du dévouement dans la passion, et puis écrivant de jolies lettres à ses amis trop intimes. Oui, cette Ninon de l’art dramatique, cette Saqui des planches, comme dit Barbey d’Aurevilly, eut le génie du grivois élégant, de la gaudriole raffinée — qui est à certains refrains obscènes de nos cafés-concerts ce qu’est, au chambertin de derrière les fagots, un vin de Suresnes additionné de vitriol.

Elle restera toujours un peu bohème, et n’appartient au monde que par ses rôles et ses amours. Et toutefois, comme elle a deviné la société élégante ; comme, de l’autre côté de la tombe, Richelieu, Lauzun, ont dû la remercier de les avoir si finement évoqués ! Mais elle appartient à mon sujet surtout par l’esprit ! Elle en avait beaucoup, de plusieurs sortes ; et l’esprit est un grand comédien qui joue dans toutes les pièces, dans le monde et dans le peuple, dans la politique et dans l’art, dans les cafés et dans la rue : qu’il vienne, ou qu’il aille, c’est un aristocrate. Cueillons ensemble quelques fleurs dans le riche jardin de Déjazet :

« La Comédie-Française est une mère qui a beaucoup d’enfans gâtés. — La femme à la mode est celle qui vit de faux besoins. » On parlait devant elle d’une dame dévote qui n’allait jamais à l’église : « C’est qu’elle s’adore chez elle. » — « Vous paraissez toujours gaie. — Parce que j’ai le bon esprit d’être triste chez moi. » — « A votre place, lui dit une camarade,